Le cercle vicieux
À partir de quel moment le mauvais goût traverse-t-il la mince cloison qui le sépare de la pornographie? Une fois de plus, une campagne de publicité livrée par un brasseur de bière force la question. Ce n'est pas jouer aux vierges offensées ni afficher quelque fausse pudeur que de décrier ces campagnes qui font de la femme — en lieu et place du produit! — une véritable marchandise.
L'image renvoie à un abominable cliché sexiste, celui du calendrier de «pitounes» épinglé dans un garage. Mais non, il ne s'agit pas d'une blague. Dans son édition 2008, un calendrier des «plus belles filles Molson Ex de l'Est du Québec» croit nous vanter les plaisirs liés à la consommation d'«une vraie bière de Serge» en dénudant des jeunes femmes (tout à fait volontaires) jusqu'aux limites du bon goût. Mais justement, dans cette société aux normes désormais dictées par l'hypersexualisation, que sont nos repères devenus?Sur le site du brasseur, vous entrez dans le «Temple des déesses». Elles y sont toutes, pour chacun des mois de l'année, et suivant une subtile devise: «Ici, on se contente d'une fille par mois... par région.» Il y a Cathryna, attachée à un poteau par un épais cordage qui cache le plus intime de son corps nu; puis Julie, entièrement dévêtue, hormis un string serti de diamants; ou Kristina, vous décochant un sympathique sourire tout en enlevant sa camisole.
Et la bière dans tout cela? Dans un entretien accordé au Journal de Montréal cette semaine, le brasseur n'en avait que pour son public cible: l'homme de 18-34 ans. Dans l'espoir de le diriger vers le houblon, il faut combler ses moindres désirs. Or, les «études» le disent, l'homme aime «le sport, les voitures, la musique, la fête et les belles filles». Que dire de plus?
Le Conseil d'éthique de l'industrie québécoise des boissons alcoolisées, une entité morale qui n'a pas pouvoir légal, a beau s'indigner de cette présentation de la femme comme objet de plaisir, rien n'y fait. Non seulement le brasseur concerné a-t-il refusé de se soumettre au code d'éthique auquel d'autres se plient, mais en plus, il affirme ne pas contrevenir aux codes et normes qui régissent la pub ici-bas. Le pire? Il a tout à fait raison.
Soumis aux diktats du marché, le consommateur est spectateur d'un univers publicitaire qui s'autorégule, ni plus ni moins. Invités à proposer leurs propres limites — et donc à les repousser sans cesse —, les annonceurs sont guidés par quelques normes canadiennes somme toute assez floues sur les «représentations inacceptables». Ils sont surtout freinés par leur propre bon jugement ou encore les plaintes bien senties du public. Pas de plainte, pas de limites.
Il est assez odieux à cet égard que Molson Coors minimise l'affaire, renvoyant la responsabilité de ce tintamarre médiatique à une campagne de dénonciation orchestrée par le CALACS de Rimouski (Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel). Comment? Sous prétexte que la centaine de plaintes dirigées vers le Conseil d'éthique serait le fruit d'un plan de lutte contre l'hypersexualisation, l'opération de dénonciation perdrait tout sens? Balivernes!
Il faut au contraire applaudir à ces cafardages organisés qui brisent la banalisation dans laquelle la société s'enfonce, au même rythme d'ailleurs qu'érotisation, stéréotypes et sexisme ont envahi l'espace public. Tant qu'elle se croit protégée par l'approbation silencieuse du public qui ne rouspète pas, l'industrie en rajoute et fracasse ses propres limites. Et tant qu'on le bombarde d'images au caractère sexuel inutile et méprisant pour les femmes, le public perd ses repères, ne sachant plus trop où tracer la ligne de l'acceptable. C'est un cercle vicieux qu'il faut désormais briser.