L'impasse des fiducies

Un mois après son concurrent Telus, BCE Inc. succombe aux pressions de ses actionnaires impatients et annonce qu'elle modifiera bientôt son statut d'entreprise traditionnelle en fiducie de revenu. Pour avoir trop hésité à intervenir au moment où le phénomène n'était qu'un phénomène marginal, Ottawa est maintenant aux prises avec une bombe à retardement.

En mettant fin à l'existence du conglomérat BCE Inc. au profit d'une entité entièrement vouée aux télécommunications, la direction actuelle d'un des symboles de l'économie canadienne clôt une époque de diversification qui l'a vue s'engager dans des directions aussi différentes que l'immobilier, le conseil informatique, les médias et tutti quanti. Désormais, Bell concentrera ses efforts dans ce qu'elle connaît le mieux: les télécommunications.

Cela étant, c'est la transformation en fiducie de revenu qui intéresse et qui préoccupe aujourd'hui. Rappelons que, contrairement à une entreprise incorporée qui paie des impôts sur ses profits avant de redistribuer ce qui reste aux actionnaires ou de le réinvestir, une fiducie de revenu distribue la quasi-totalité de ses liquidités, dont tous ses profits, aux détenteurs d'unités de fiducie, et ce, sans avoir payé d'impôt. Ce sont eux, les détenteurs d'unités, qui doivent déclarer ces sommes et payer le même taux d'impôt que pour leurs revenus ordinaires.

Là où le bât blesse, c'est que la plus grande partie de ces distributions vont à des caisses de retraite et à des détenteurs de REER qui ne paieront de l'impôt que plus tard ou, pire, dans les poches d'investisseurs étrangers assujettis à un taux canadien ridicule de 15 %, et ce, au fédéral seulement.

Alors que la valeur totale du capital des fiducies de revenu ne s'élevait qu'à 18 milliards en 2000, elle atteignait 118 milliards en 2005 et s'approchera de 270 milliards après la métamorphose de Telus et de BCE. Quant au manque à gagner fiscal qui en résulte, il dépassera certainement le milliard par année d'ici peu. Si le mouvement se poursuit — et pourquoi s'arrêterait-il? —, il est probable que les géants pétroliers albertains et les banques imiteront BCE. Auquel cas, les gouvernements feront face à une crise de revenus sans précédent.

Autre inconvénient non négligeable: le fait qu'autant de grandes entreprises redistribuent ainsi la plus grande partie de leurs liquidités pour satisfaire l'appétit des actionnaires au lieu de les réinvestir. Voilà qui menace sérieusement le développement de l'économie à long terme.

Malheureusement, à moins de jouer les démagogues, il faut reconnaître qu'il n'y pas de solution simple au problème. Quelque temps avant les dernières élections, le gouvernement Martin avait proclamé un moratoire sur la création de nouvelles fiducies. Du jour au lendemain, la valeur des unités en circulation avait chuté de 15 %. Devant le tollé, le ministre des Finances avait levé le moratoire et, au lieu de pénaliser les détenteurs d'unités, dont la plupart sont des retraités ou de futurs retraités à la recherche d'un rendement raisonnable, il a réduit l'impôt sur les dividendes des entreprises traditionnelles pour rapprocher leur rendement après impôt de celui des fiducies. L'idée n'était pas mauvaise, mais elle n'a pas suffi à ralentir le mouvement de transformation.

Pour le moment, le gouvernement Harper, qui a promis de ne pas nuire aux efforts des futurs retraités, se contente de suivre le dossier. Parmi les solutions possibles, il y a la fixation d'un plafond au-delà duquel les grandes caisses de retraite ne pourraient plus détenir d'unités de fiducie ainsi que l'augmentation graduelle du taux d'imposition pour les étrangers. Mais à quelques mois des élections, il est difficile de croire qu'un gouvernement minoritaire osera déplaire à qui que ce soit... De toute façon, qu'on bouge ou non, parce qu'on a trop attendu, cela fera très mal.

j-rsansfacon@ledevoir.com

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