Le soupçon

L'Agence des douanes et du revenu du Canada a entrepris depuis lundi la collecte de toute une série de renseignements de nature personnelle sur les voyageurs. Ces renseignements seront conservés durant six ans et pourront être partagés avec plusieurs ministères et organismes du gouvernement fédéral et, à travers eux, avec des gouvernements étrangers. Quiconque a déjà été soumis au regard inquisiteur d'un douanier canadien verra avec inquiétude la constitution de ce mégafichier.

C'est le commissaire à la protection de la vie privée du Canada, George Radwanski, qui, ces dernières semaines, s'est alarmé de ce projet qui fera de tous les voyageurs canadiens des suspects. Suspects de quoi? De tout ce que le comportement inhabituel d'un voyageur sur une longue période pourrait laisser croire. Des voyages fréquents dans certaines zones du monde pourraient laisser soupçonner des activités illicites ou compromettantes et conduire à des enquêtes.

La lutte contre le terrorisme est à l'origine de ce projet. Entreprise au début de 2001, la révision de la Loi sur les douanes s'est accélérée après les événements du 11 septembre. L'Agence des douanes a alors été habilitée à recueillir auprès des compagnies aériennes de multiples renseignements allant du numéro de passeport au siège occupé durant le vol, au nombre de valises consignées et ainsi de suite. Lors de l'adoption de ces amendements, on assurait que l'utilisation de ces données se limiterait à l'identification des voyageurs devant faire l'objet d'un examen douanier à leur arrivée en sol canadien. Il n'était pas question de les conserver, et encore moins de les partager.

Évidemment, il ne faut pas prendre à la légère la menace terroriste. La sécurité est devenue une préoccupation de premier plan et il faut se faire à la mise en place de contrôles plus fréquents pour les voyageurs. Mais était-il pour autant nécessaire d'aller aussi loin dans la constitution de ce fichier? Selon la ministre responsable de l'Agence des douanes, Elinor Caplan, il ne faut «négliger aucun outil à notre disposition pour détecter les terroristes, les contrebandiers et les criminels». Est-ce dire que les impératifs de la liberté l'emportent à n'importe quel prix sur nos libertés?

On reconnaîtra au gouvernement Chrétien d'avoir su, dans les mois qui ont suivi les attentats du 11 septembre, refréner les appétits des partisans de la sécurité à n'importe quel prix. Toutefois, ceux que l'on pourrait appeler les faucons ont, de toute évidence, réussi à faire faire une volte-face au gouvernement Chrétien à l'égard de la collecte d'informations sur les voyageurs. Cela s'est fait en douce, sous la pression des Américains semble-t-il, sans qu'il y ait eu de débat public et sans que le Parlement soit consulté. Cela est inquiétant car, si les règles du jeu ont changé une première fois, elles pourraient changer de nouveau. Qu'adviendra-t-il dans quelques mois des règles sévères d'utilisation des données du fichier des voyageurs que promet de mettre en place la direction de l'Agence des douanes? Laissera-t-on quiconque aller à la pêche dans ce gigantesque fichier?

Avec raison, George Radwanski note que, «dans une société libre, l'État ne peut dresser de dossiers sur la vie privée de tous ses citoyens juste au cas où l'un d'entre eux s'aviserait de commettre un acte criminel». On croyait que cela était un principe acquis. Le juste point d'équilibre entre sécurité et liberté est toujours difficile à trouver, mais il faut au moins faire l'effort de le chercher. Dans le cas présent, rien ne nous convainc qu'un tel effort a été fait. Big Brother, une autre fois, l'a emporté.

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