Essais québécois - L'intuition fondamentale de Sartre

Ceux qui ont fréquenté les grands philosophes savent à quel point l'art du commentaire est précieux. Ces auteurs, en effet, développent la plupart du temps des pensées complexes qui resteraient impénétrables, même pour les esprits vifs, sans l'aide de guides avisés. Les bons commentateurs — les éclaireurs, pas ceux qui rajoutent une couche d'obscurité à la complexité première — servent alors de recours indispensables à l'explorateur.

Prenons le cas de Sartre. Il existe, bien sûr, une vulgate sartrienne qu'on nous ressert au gré des circonstances. L'homme aurait écrit que «l'enfer, c'est les autres», que «l'existence précède l'essence» et autres formules du même acabit. Sachant cela, on croit parfois connaître un peu cette philosophie, mais, comme le précise Jacques Marchand dans son Introduction à la lecture de Jean-Paul Sartre, il «apparaît incontestable que le non-spécialiste qui s'aventure dans les oeuvres philosophiques de Sartre risque de faire face à des difficultés techniques si grandes qu'il arrivera mal à tirer profit de ces lectures assurément très ardues et qu'il sera par la suite tenté de renoncer purement et simplement à pénétrer dans cette pensée pourtant riche et originale». D'où, donc, cette introduction en forme d'hommage qui se veut «utile et instructive pour un large public». Ce dernier, toutefois, devra s'atteler sérieusement à la tâche puisque le parcours qu'on lui propose est loin d'être aisé.

Marchand, plutôt que d'exposer l'oeuvre de Sartre à la manière encyclopédique, a choisi de partir de l'intuition fondamentale du philosophe et de la déplier. Cette intuition dessine une «conception extrêmement radicale de la conscience et de la liberté» que le commentateur résume en ces termes: «Le fait est que la conscience n'a aucune existence propre mais qu'elle se caractérise uniquement par son éclatement vers l'extérieur qui la constitue comme conscience. [...] Ni être ni substance: elle est tout entière acte, exercice pur d'elle-même en tant que jaillissement ou visée intentionnels.» La conscience, en d'autres termes, n'existe que dans son rapport aux objets et aux situations, mais, précise Marchand, elle conserve toute sa liberté à leur égard. Elle ne doit, d'ailleurs, pas être confondue avec le psychisme qui est le résultat, et non la source, de ce processus incessant.

La conclusion morale qui découle de cette intuition postulant une liberté ontologique se décline ainsi: «L'homme moral est donc celui qui vit selon sa liberté ou sa transcendance tandis que l'homme immoral est celui qui la nie ou l'aliène; ce critère moral se nomme l'authenticité et consiste à vivre selon la négativité, la non-coïncidence avec soi qu'implique cette liberté par laquelle l'être humain se définit.» Cette authenticité, toutefois, n'est pas facile à vivre puisque l'humain a tendance à fuir cette responsabilité en l'aliénant à son psychisme (je suis fait comme ça, c'est mon tempérament) ou à sa situation socioculturelle objective (dans ma condition, comment faire autrement). Il ne s'agit pas, bien sûr, pour vivre dans l'authenticité, de nier l'un et l'autre, mais de ne jamais leur aliéner une liberté qui leur reste transcendante.

Impossibilité de la morale

D'un point de vue strictement idéaliste, l'intuition sartrienne en impose, mais elle ne va pas sans soulever d'importants problèmes: «Non, il y a bel et bien une difficulté plus fondamentale et cette difficulté est celle du passage de la liberté ontologique du pour-soi à la liberté morale de l'individu concret.» À lire Sartre, en effet, on constate que les humains s'égarent sans cesse dans la praxis de cette liberté au point où la conclusion s'impose de «l'impossibilité de la morale».

Creusant toujours son intuition fondamentale, Sartre remettra d'abord en question son caractère bourgeois en affirmant qu'«une morale idéaliste qui prétend qu'un individu peut réaliser l'authenticité morale dans un milieu social où la majorité vit dans l'oppression et l'aliénation [...] n'est au mieux qu'une illusion et au pis une mystification». Poussant sa réflexion encore plus loin dans la Critique de la raison dialectique, il en arrivera même à conclure que cet état d'aliénation est «l'oeuvre même de chaque liberté absolue».

Qu'est-ce à dire au juste? Le brillant commentaire de Jacques Marchand aboutit à un constat qui sape presque les fondements de l'intuition sartrienne: «Le paradoxe fondamental est là: la liberté sartrienne est pure indétermination; cela la rend du même coup apte à s'autodéterminer mais l'oblige aussi tôt ou tard à retourner à son indétermination qui est le gage infaillible de son authenticité.»

D'où l'on est forcé de conclure que si, pour reprendre la célèbre formule de Sartre, l'existence précède l'essence, celle-là reste néanmoins en quête de celle-ci, qu'elle ne saurait atteindre définitivement sans aliéner la conscience conçue comme pure liberté. L'authenticité, en ce sens, ne serait possible que sur le mode de l'échec, ce qui fait écrire à André Comte-Sponville: «Sartre, en toute cohérence, explique que la liberté n'est possible que comme néant, point comme être, ce qui m'a toujours paru une réfutation suffisante: la liberté, en ce sens absolu, n'est possible qu'à la condition de n'être pas. L'existentialisme n'est qu'un humanisme imaginaire.»

Jacques Marchand ne s'exprime pas avec la même sévérité, mais sa conclusion va dans le même sens: «À mes yeux, c'est la hantise de l'universel et même de l'absolu qui a perdu Sartre, qui a rendu sa pensée de plus en plus inopérante.» Reste que cette exigeante Introduction à la lecture de Jean-Paul Sartre montre l'immense profondeur de l'effort philosophique sartrien et ne discrédite en rien la portion intellectuelle de l'oeuvre qu'elle laisse à d'autres le soin d'évaluer.

Aussi publié à la faveur du centenaire de la naissance de Sartre que l'on fête cette année, l'essai de Peter Royle intitulé L'Homme et le Néant chez Jean-Paul Sartre tente une présentation de la vision du monde du philosophe à travers certaines de ses obsessions (dont sa hantise des crustacés), qu'il traque surtout dans la portion littéraire de l'oeuvre. Intéressant à certains égards et d'assez haut calibre, l'ouvrage souffre toutefois d'un manque d'unité qui affecte la clarté de ses thèses.

Collaborateur du Devoir

louiscornellier@parroinfo.net

Introduction à la lecture de Jean-Paul Sartre

Jacques Marchand

Liber

Montréal, 2005, 180 pages

L'homme et le néant chez Jean-Paul Sartre

Peter Royle

Presses de l'Université Laval

Saint-Nicolas, 2005, 138 pages

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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