Santé - Nos vies tonitruantes

Ah, le printemps! La douceur du temps, les bourgeons, la lumière. Renaître. Vrroooum! C'est une moto qui vient de passer. Les enfants se disputent dans la rue, le grand d'en face dribble son ballon, ça fait résonner les murs. Le type qui vient d'arrêter sous votre fenêtre a monté le son de la radio, en attendant sa douce. Il est 22 heures, vous veniez de vous coucher... Ah, le printemps! Hier, c'était le troisième voisin qui avait sorti sa radio sur le balcon, pour se détendre; plus bas, un autre faisait son ménage de printemps à plein volume, les fenêtres ouvertes, je pense que c'était Caruso.

Il y a pire: ma copine Johanne qui visite sa belle-famille au Japon m'a raconté qu'au pays du soleil levant, on a même un son pour accompagner le feu de circulation qui change. Il y a tellement de sons différents en même temps qu'on se sent étourdi... on n'écoute plus rien, on ne se parle même plus.

Un bruit est par définition un son désagréable. Il est notoire que le bruit (des autres) tape sur les nerfs, mais aussi qu'il provoque une augmentation du rythme cardiaque et de la tension artérielle, qu'il engendre une diminution de l'attention et de la capacité de mémorisation. Plus encore, il a pour conséquence une réduction du champ visuel et des troubles gastro-intestinaux, ce qui ne sauterait pas aux yeux du premier rappeur venu. Ces effets sont passagers. À long terme, les bruits répétés créent de la fatigue physique et nerveuse, de l'insomnie, voire de la boulimie, de l'hypertension artérielle chronique, sans parler de l'anxiété ou des comportements dépressifs ou agressifs (ou les deux)! Parlez-en à n'importe quel locataire qui a eu à endurer un voisin bruyant. J'avais une copine qui, quand elle tournait la clef, avait une angoisse: est-ce que je vais encore avoir à écouter Our Lady Peace à travers les murs? Elle a déménagé, car ce n'est pas avec les services et les règlements municipaux qu'on a qu'on peut se défendre du bruit.

Puisque l'oreille n'a pas de paupières, on entend tout le temps et notre organisme ne s'habitue jamais au bruit. Jamais. Même le type qui dit, en creusant la chaussée sans protection, qu'il est habitué au bruit ne réalise pas qu'il est juste devenu un peu plus sourd avec le temps. Car comme on dit presbyte pour les yeux, on parle de presbyacousie pour la baisse de l'audition. Ça commence vers l'âge de 30 ans, on se met à perdre des fréquences aiguës. On ne s'en aperçoit pas. Selon notre hygiène acoustique, on se dirige vers... de plus en plus de bruit pour entendre correctement, ou une intolérance au bruit car on n'est pas sourd, bordel!

On ne parle pas encore du bruit consenti, autrement appelé concert rock. Quand on en sort, on parle fort entre nous car on a les oreilles cotonneuses. On a perdu un peu d'audition - la récupération se fait dans une ambiance calme. Mais dorénavant, il faut aussi récupérer après avoir été au cinéma! Avez-vous remarqué que les soundmen sont sourds? Le niveau sonore des pubs est carrément assourdissant, ce n'est plus des décibels, c'est des débiles! Pour être dans le coup il faut être sourd - et ça commence à la garderie. Le professeur Picard de l'École d'audiologie de l'Université de Montréal résume notre évolution acoustique de cette façon: "Les baby-boomers ont eu le privilège d'être élevés dans le silence et de choisir leurs bruits, un fois adulte. Nos enfants n'ont plus ce choix d'être élevés dans le silence." Anodin constat de société? Pas exactement. Les chercheurs comme Michel Picard sont entrain de réaliser que les tout-petits ont besoin de conditions acoustiques excessivement rigoureuses, parce qu'ils ne peuvent pas dire ce qu'ils ont mal entendu. On les taxe parfois de problèmes de comportement quand c'est l'environnement sonore qui est déficient. Particulièrement les immigrants, dont le français n'est pas la première langue. À l'école, c'est aussi aberrant. Les loisirs des enfants? C'est pas compliqué, les garçons à partir de 12 ans commencent à perdre les fréquences aiguës, premier indice de surdité professionnelle. Les hommes de 40 ans et moins, actuellement, sont probablement sourds dans une large proportion. Sans le réaliser. Vous mettez le son de la télé à combien? Votre balladeur? La surdité professionnelle, m'explique le professeur Picard, "c'est sournois car on ne la détecte pas, ça n'atteint pas l'acoustique de la parole. Ça peut prendre des décennies avant qu'on réalise qu'on a un problème." Vous voulez que je vous dise? On a un problème.

Tous, fabricants de VTT ou de trottinettes électriques, décideurs politiques, gestionnaires, tous ont des yeux mais pas d'oreilles. Nous sommes les cro-magnons de l'acoustique. On fait des campagnes pour la propreté, à quand les campagnes de civisme contre le bruit?

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