De Bagdad à Port-au-Prince
Un mort à Londres, ça vaut combien de morts à Bagdad? Poser la question n'est pas minimiser l'horreur des attaques du 7 juillet, qui ont tué 54 personnes dans la capitale britannique. Mais au cours de la semaine qui a suivi ces attaques, la seule région de Bagdad a connu trois fois plus de morts violentes, dans des scénarios similaires qui font partie de son quotidien. Alors qu'à Londres, Madrid ou New York, l'événement reste unique, et vécu comme tel.
Les journaux britanniques évoquent ces jours-ci tous ces destins brisés, un funeste matin d'été, dans un métro ou un autobus de la City... El País de Madrid avait fait de même pour les 191 victimes des attentats de mars 2004. Et on se souvient du New York Times qui, six mois durant, avait publié un article sur chacune des victimes du World Trade Center...Mais les noms des 30 enfants tués mercredi alors qu'ils s'attroupaient pour des bonbons, ceux des 71 victimes de l'attentat au camion-citerne, samedi au sud de Bagdad, ou encore des 16 personnes déchiquetées hier — dimanche routinier — dans au moins cinq attentats distincts, nous demeureront à jamais inconnus.
Restent les chiffres: selon le site www.iraqbodycount.net, l'une des meilleures sources sur les morts violentes de civils en Irak, le compte s'établissait hier à un minimum de 22 850 morts. Le cap des 15 000 avait été franchi fin décembre 2004. Ce qui donnerait, pour la première moitié de 2005, l'équivalent de 145 attentats de Londres. Donc à peu près un par jour. Un Londres par jour, chaque jour que le diable amène...
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À ce compte-là, un assassinat en Haïti, quel est son cours à la cynique bourse des nouvelles mondiales? Les agences de presse ont cité le chiffre de 700 morts violentes depuis septembre 2004. Rapts, viols, tueries entre police et gangs armés, meurtres de journalistes, hantent Port-au-Prince par vagues successives...
Mais pour certains observateurs, ce niveau de violence n'est rien en regard de ce qui se prépare... Selon Georges Anglade, Haïti est menacé par une tornade meurtrière mille fois pire que la tempête tropicale Jeanne qui avait dévasté les Gonaïves, en septembre 2004.
«Ce sera un Rwanda-bis, une révolte qui jettera les 90 % de déshérités à l'assaut des 10 % de riches, sans compromis possible», me dit l'écrivain, ancien ministre, géographe à la retraite de l'UQAM. Et la violence larvée d'aujourd'hui ne donne qu'une petite idée du potentiel de destruction qui s'accumule.
Anglade s'est donné pour mission de rassembler, de toute urgence, la diaspora haïtienne — quatre millions de personnes concentrées dans l'axe Montréal-New York-Miami, avec quelques antennes européennes — pour conjurer la malédiction. Et rien ne lui plairait davantage que de se tromper dans ses prédictions.
Ils étaient 300, les 7, 8 et 9 juillet, réunis à l'UQAM pour mettre sur pied, à son initiative, un «Congrès mondial haïtien». Un événement oublié par les médias locaux, qui avaient pourtant couvert, trois semaines plus tôt, la Conférence internationale des «pays donateurs». Il faut dire que la réunion s'est tenue au moment précis des attentats de Londres...
Il y avait là Jean Métellus, le poète-médecin, venu spécialement de Paris pour parler «réseaux» et «responsabilité de la diaspora». Et la conteuse Mimi Barthélémy... Mais aussi des professeurs, des ingénieurs, des policiers, dont Haïti manque cruellement. Et il y avait Gary Eugène, un des nouveaux dirigeants de la police de Miami, venu aborder la difficile question sécuritaire en Haïti...
Détail intéressant: lors de la soirée d'ouverture de ce colloque fondateur, Joseph Gabay, président pour le Québec du Congrès juif canadien, est venu expliquer, à ces messieurs-dames de la diaspora haïtienne, ce que «réseau», «lobby» et «solidarité» voulaient dire...
Durant ces trois journées à Montréal, deux absences déplorées par Georges Anglade: celles des gouvernements de Québec et d'Ottawa. «D'autant plus regrettable, précise-t-il, qu'Ottawa vient de recevoir, des "mains" de Washington, la responsabilité de piloter le dossier haïtien.» Façon, peut-être, de se débarrasser d'une patate chaude...
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Karl Rove passera-t-il l'été? C'est LA question à Washington... Le conseiller principal du président a été — c'est aujourd'hui établi — mêlé aux circonstances menant à la divulgation du nom d'une femme agent secret, dont le mari diplomate avait osé défier la Maison-Blanche sur la question irakienne. Cas de vendetta typique de Karl Rove, implacable stratège, suprêmement redouté par ses adversaires...
Deux analyses diamétralement opposées circulaient, hier, sur le sort de celui qu'on appelle «le cerveau de George Bush»... Selon le chroniqueur Frank Rich du New York Times, cette fois Rove s'est bel et bien fait prendre: des preuves existent de ses conversations coupables avec des journalistes. Et ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'il démissionne.
Mais dans une analyse publiée le même jour, dans le même cahier du même journal, la reporter Anne Kornblut écrit que Karl Rove reste pour l'instant indispensable à George Bush. Et que le président tient la loyauté pour une valeur suprême. Et ce, avant toute autre considération, quelle qu'elle soit.
Les paris sont ouverts.
François Brousseau est chroniqueur et affectateur responsable de l'information internationale à la radio de Radio-Canada.