Une Église divisée
Le cardinal Ouellet a-t-il raison de craindre le mariage gai?Le cardinal Marc Ouellet n'a pas convaincu le sénat qu'une loi sur le mariage gai est de nature à mettre en péril, sinon la liberté de religion, du moins le droit de prêcher la morale catholique sur l'homosexualité. Pourtant, on sent au pays, estime-t-il, et jusque dans les églises, un climat d'intimidation à l'endroit de ceux qui sont en désaccord avec la législation.
À Ottawa, le ministère de la Justice soutient que le projet C-38 vise seulement l'égalité devant le mariage civil et que la liberté de religion n'y est aucunement attaquée. Cette liberté est déjà garantie, ajoute-t-on, par la Charte des droits. Du reste, précise la loi, le clergé peut toujours refuser de présider à ces unions.Le problème est-il résolu pour autant?
Le mariage gai, dit-on, n'enlève rien au mariage traditionnel. Les jugements de cour autant que le sens commun confirment la chose. Pourtant, la crainte exprimée par l'archevêque de Québec n'est pas sans fondement. On ne pourra, il est vrai, obliger un prêtre à marier deux personnes de même sexe. Mais la réforme dépasse le seul mariage.
Qu'adviendra-t-il des sermons sur le mariage? Ou des cours de morale sexuelle? Qu'en sera-t-il du baptême des enfants, naturels ou adoptés, de parents homosexuels? En cas de conflit, rien n'empêchera une personne de contester en cour la position catholique.
La liberté de religion que protège la Constitution n'appartient pas au seul clergé. Tous les fidèles peuvent s'en prévaloir. Que fera un tribunal appelé à trancher entre un fidèle gai et son curé traditionaliste? Quelle conclusion tirera le juge ayant à décider si un prédicateur a diffamé un citoyen en réprouvant en public la conduite sexuelle qui est la sienne?
Il serait surprenant, au surplus, que la communauté gai laisse les institutions religieuses prôner dans leurs lieux de culte, leurs écoles, leurs publications et émissions spirituelles, des opinions qui alimentent le rejet, sinon la persécution, à l'égard des homosexuels. Ce conflit fondamental va immanquablement se retrouver dans un forum judiciaire.
Contre un ecclésiastique «homophobe», dit-on, le ministère public n'invoquera pas à la légère la loi contre la haine envers un groupe social; mais nul ne pourra empêcher un citoyen gai, catholique ou non, de porter plainte en vertu des lois contre la discrimination ou encore pour dommages civils. N'en déplaise à la sénatrice Pierrette Ringuette, les Églises ne sont pas des clubs privés qui peuvent imposer n'importe quel règlement à leurs membres.
Catholiques ou protestantes, elles sont encore des institutions publiques importantes, reconnues par la loi, et jouissant de certains privilèges. Avec la croissance de l'islam au Canada, les grandes religions monothéistes vont rester des composantes importantes de la société — même laïque — d'aujourd'hui. Bien illusoire est la cloison que d'aucuns prétendent voir entre la vie privée, à laquelle serait réduite la religion, et la vie publique, domaine des libertés communes.
Il y a davantage. Le problème de la reconnaissance de l'homosexualité se pose aussi à l'intérieur des confessions, notamment catholique, évangélique et musulmane. Certains de leurs membres sont homosexuels, mais elles refusent de les tenir pour des fidèles à part entière. On ne voit pas quel tribunal civil serait apte à dicter une réforme doctrinale. À cette question épineuse, il va donc revenir aux instances religieuses de trouver une réponse.
L'exercice sera difficile, comme en témoignent les déchirements au sein de la communion anglicane. À la lumière de l'histoire, outre la persécution qu'aucune religion n'ose plus prôner officiellement, deux voies s'ouvrent aux confessions. Elles peuvent réviser leur interprétation des antiques condamnations de l'homosexualité. Certaines ont commencé de le faire. Ou encore, elles peuvent se résoudre à des dissidences institutionnelles, certaines de leurs communautés acceptant une autre manière de voir les choses.
Les protestants ont emprunté ces voies. Chez les catholiques, moins habitués au pluralisme, le débat soulève la question de l'unité. Tout en défendant avec fermeté le mariage traditionnel, le cardinal Ouellet refuse de suivre ceux de ses collègues évêques, notamment en Ontario, qui endossent le recours à des sanctions contre des catholiques favorables au mariage gai.
Ces catholiques — des députés — doivent tenir compte de leurs convictions et de celles de leur Église, estime-t-il, mais ils restent libres d'agir à titre de représentants de leurs électeurs. «Vous ne perdez pas votre droit d'appartenir à une communauté parce que vous ne votez pas de la juste façon», a-t-il expliqué.
Leur communauté doit accueillir ces membres comme les autres, quitte à les «aider à devenir plus cohérents». On aura reconnu là l'approche modérée d'un pasteur traditionnel. Mais qu'adviendra-t-il des membres qui ne pourront adhérer finalement à la «cohérence» de leur communauté? Le dialogue que souhaite le cardinal Ouellet sera fort laborieux. Même au sein du clergé et de l'épiscopat, les vues sont discordantes.
Ainsi, d'après l'archevêque de Québec, on ne peut, selon les règles actuelles du baptême, accepter les signatures de deux pères ou celles de deux mères. Déjà, faut-il noter, les couples hétérosexuels rencontrent ici des difficultés. On leur demande s'ils entendent élever leur enfant dans la foi chrétienne. À plus forte raison, comment des parents de même sexe peuvent-ils s'engager à élever un enfant selon les exigences d'une doctrine qui condamne leur style de vie et ne reconnaît pas leur union?
Dans le diocèse de Montréal, certains prêtres ont adopté une position différente. Pour eux, l'Église ne refuse jamais de baptiser un enfant. «C'est l'enfant qui est sacré, non le registre», explique le curé John Walsh, dans une récente interview au quotidien The Gazette. Ce pasteur permet qu'un conjoint signe en tant que père ou mère, et l'autre simplement en tant que «parent».
Curieusement, l'Église catholique, du moins au Québec, s'est montrée capable d'adaptations étonnantes. Ainsi, on a baptisé des enfants dont le père, criminel notoire, n'était guère en position de les élever suivant les exigences de la foi. On a enterré religieusement tel tueur dont on peut penser, il est vrai, qu'il s'était repenti. Par contre, tel autre assassin, uni selon les rites, n'entendait en rien faire de son couple un signe exemplaire de vie chrétienne.
Sans aller jusqu'à ces cas extrêmes, d'aucuns s'expliquent mal la rigueur morale d'une Église qui accepte volontiers des gens «normaux», n'ayant du croyant que les apparences (ou même pas), et refuse d'authentiques croyants ayant le seul tort d'être sexuellement différents. Comble du paradoxe, au Québec, l'ouverture est à cet égard plus grande dans la population en général que dans une institution censée l'éclairer.
À vrai dire, le malaise ne touche pas que les homosexuels. Maints croyants, incapables de souscrire à certains dogmes de leur confession, et impuissants à en changer les exigences, ont choisi de la quitter sans plus de débat. D'autres sont restés, mais il leur est de plus en plus difficile de souscrire à des conceptions qui leur semblent non seulement erronées, mais injustes.
Voilà une grave impasse, doctrinale et pastorale, comme autrefois un concile était convoqué pour en résoudre. L'Église catholique, qui refuse toujours d'en parler, ne pourra éternellement éluder la question.
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.