Journal de Bretagne (2)
8 juillet. Imaginez un bar branché du Plateau Mont-Royal ou bon chic bon genre de la Grande Allée. Dans la salle enfumée (encore), il y aurait plein de jeunes branchés, mais aussi des gars de moto et des profs de l'UQUAM, marxistes repentis, il y aurait aussi de riches informaticiens avec leur BMW à la porte. C'est un vendredi soir comme un autre, tous les habitués sont présents et cette jeune faune bigarrée danse avec un enthousiasme débordant Swingue la baquaise dans le fond de la boîte à bois, La Danse à Saint-Dillon et d'autres musiques traditionnelles considérées maintenant comme bêtement folkloriques, pour ne pas dire ridicules. Même nos parents ne s'amusent plus sur ces musiques.
Et pourtant, c'est exactement cette scène que je découvre en entrant dans le Pub-disco l'Écluse, dans le port de Paimpol. C'est le rendez-vous de tous les fêtards jeunes et vieux de ce port de plaisance. Ce soir, il y a un orchestre de quatre musiciens réputés pour leur connaissance de la musique celtique. Les filles sont habillées Gap et Coton, les gars portent des pantacourts de navigateurs ou des blousons de cuir. Le rythme est fou, la piste de danse est bondée. Une discothèque folklorique. Ces gens ne sont pas des militants politiques, des nostalgiques ou des membres d'un groupe de danse folklorique; non, ce sont des oiseaux de nuit locaux qui demain iront écouter du jazz au Cargo et la semaine prochaine de la salsa ou du rap dans ce même bar. On se tire en l'air au son de la cornemuse ou de la harpe celtique. On a juste modernisé le rythme et remplacé les tambours traditionnels par une batterie de rock.J'avais évoqué il y a trois ans cette renaissance de la culture traditionnelle en Bretagne, qui m'avait fortement impressionné, d'autant plus qu'elle avait l'immense avantage à mes yeux de réunir toutes les générations dans un même lieu de fête. Mais je croyais le phénomène réservé aux grands rassemblements ou aux festivals culturels. Non, c'est encore mieux, cette musique est entièrement entrée dans le quotidien.
10 juillet
Je fais un saut de puce de deux jours en Espagne pour participer au festival littéraire de la Semana Negra à Giyon, dans les Asturies. Son organisateur, le grand écrivain mexicain Paco Ignatio Taïbo II, m'avait dit à Mexico il y a quelque temps que cette rencontre était unique au monde, suffisamment pour justifier que j'interrompe mes vacances. Le diable d'homme qui organise cette manifestation monstre depuis dix-huit ans avait plus que raison. L'événement constitue le point fort de la vie culturelle de cette ville ouvrière. Huit jours, deux cents écrivains, des conférences de presse quotidiennes auxquelles assistent chaque jour une vingtaine de journalistes, une radio entièrement consacrée aux livres, un journal quotidien vendu à cinq mille exemplaires. On dirait une sorte de Festival de Cannes de la littérature. La Semana Negra n'est pas un salon du livre, ni une rencontre prestigieuse d'intellos, c'est une fête collective qui commence à 5 heures de l'après-midi et se termine à 5 heures du matin. Pour se rendre sur les lieux de la foire, car c'est une grande foire, les écrivains montent dans le petit train touristique qui longe la plage San Lorenzo au centre-ville. Tous les habitants de la ville savent que le train des écrivains quitte l'hôtel Don Manuel à quatre heures trente et ils sont des centaines sur le trottoir, souvent accompagnés d'enfants, qui applaudissent, saluent de la main, prennent des photos. Le lieu est délirant: imaginez un gigantesque marché aux puces gorgé de gadgets, de pièces d'artisanat, de vêtements, d'amuseurs publics; mêlés à ce marché burlesque et chaleureux, quelques stands d'organisations militantes voisinent des dizaines de buvettes et de restaurants qui abritent toutes les cuisines du monde et hurlent toutes les musiques du monde. Des expositions, des projections de films, un grand concert populaire chaque soir à minuit et, au coeur de cette cour des miracles, des libraires, des éditeurs et bien sûr des tables rondes, des conférences, des débats qui se déroulent sous des chapiteaux ouverts aux quatre vents et qui sont en même temps de grands bars où on s'arrête pour prendre une bière en écoutant un bout de lecture ou une dissertation profonde. Puis, si on est accompagné d'enfants, on se dirige vers le parc d'amusement, avec sa grande roue magique et ses montagnes russes. Cinquante mille personnes au moins fréquentent chaque soir cette orgie festive. La littérature plantée dans le coeur de la vie grouillante et des réjouissances collectives. Le bonheur total.
Si la Semana Negra est un tel succès, cela tient au prestige et à l'engagement de mon ami Paco. Il anime lui-même toutes les tables rondes importantes, présente les invités spéciaux à la radio, conduit toutes les conférences de presse. Il utilise sa grande renommée dans le monde hispanophone et son statut de monstre sacré pour faire découvrir des inconnus, des jeunes qui montent ou des étrangers comme moi. Il nous fait cadeau de sa célébrité. J'espère que cette manifestation folle inspirera des gens chez nous pour redonner une vie à nos salons du livre, qui ressemblent de plus en plus à des centres commerciaux. Quant à Paco, vous pourrez le rencontrer à Montréal début septembre dans le cadre des journées d'étude d'Alternatives.
14 juillet
J'ai raté hier les feux d'artifice, mais je suis allé célébrer dignement la fête nationale de nos cousins dans un lieu hautement symbolique de la culture et de l'imaginaire. Je suis allé prendre une bière à Saint-Marc-sur-Mer, à la plage de Monsieur Hulot, le plus français des Français. C'est ici que Jacques Tati a tourné le génial Les Vacances de Monsieur Hulot. Il y a toujours des enfants qui cherchent des crevettes près des gros rochers qui bordent cette plage demeurée familiale et calme. L'Hôtel de la Plage où habitait Monsieur Hulot existe toujours et a peu changé. Vous ne me croirez peut-être pas, mais j'étais ému.