Make The World Go Away

On le sait maintenant, les quatre responsables des attentats de Londres étaient des enfants du pays. De bons Britanniques, fils d'immigrants, élevés dans les écoles de Sa Majesté et ayant joui des avantages du pays le plus prospère et probablement le plus libre d'Europe. Lorsqu'on sait que la Grande-Bretagne est un des rares pays européens où les communautés immigrantes sont représentées dans les sphères de l'économie, de la politique et des médias, on ne peut qu'être désemparé.

Mais les faits sont incontournables. Shehzad Tanweer était un jeune sportif de 22 ans qui jouait au cricket, avait remporté des compétitions et fréquentait l'université métropolitaine de Leeds. Son père possédait un petit restaurant de fish and chips et une Mercedes. La famille n'avait pas de problèmes financiers. Mohammad Sidique Khan avait 30 ans, s'occupait d'enfants en difficulté et était le père d'une fille de 14 mois. Sa mère avait été félicitée par la reine pour son travail communautaire auprès des femmes. Hasib Hussain, 18 ans, n'était pas riche, mais sa famille était tout de même parvenue à acheter la maison où il vivait avec ses frères et soeurs. Le quatrième homme, Lindsay Jermalne, était un poseur de tapis que ses voisins décrivent comme aimable et attentionné.

On ne trouve dans ce portrait presque aucune famille éclatée et aucun cas de pauvreté évidente. Aucun des kamikazes ne vivait dans ce qui pourrait être décrit comme un ghetto. Ils habitaient plutôt dans des quartiers multiethniques comme il en existe dans toutes les villes de Grande-Bretagne.

La réalité est peut-être brutale, mais on ne fera croire à personne que les attentats de Londres s'expliquent par la misère et l'oppression subies par leurs auteurs. C'est justement là tout le drame.

Après les attentats de Londres et Madrid, il n'est plus possible de considérer le radicalisme islamiste , en Europe du moins, comme un phénomène passager venu du lointain Orient. Il faut au contraire le prendre pour ce qu'il est: un mouvement politique engendré par les sociétés les plus modernes. Une étude du Nixon Center de Washington recensant 373 terroristes islamistes en 1993 et 2004 montre que les Britanniques sont plus nombreux que les Yéménites et les Français aussi nombreux que les Saoudiens.

Les terroristes qui ont commis les attentats du 11 septembre 2001 avaient beau venir d'Arabie Saoudite, ils avaient presque tous vécu en Europe ou en Amérique. Ils avaient pour la plupart joui de la prospérité de l'Occident et de son régime de libertés. Rien ne les empêchait de décrocher un diplôme d'ingénieur, de se trouver un emploi et de profiter des avantages du monde libre.

Le vingtième membre présumé de l'opération, Zacarias Moussaoui, a grandi dans le sud de la France, fréquenté les écoles de la République, étudié Voltaire et Rousseau et probablement suivi le Tour de France. On recense à ce jour plus d'une dizaine de kamikazes britanniques, dont l'auteur d'un sordide attentat à Tel-Aviv et le célèbre Richard Reid, qui avait tenté de faire exploser un avion reliant Paris à Miami.

Selon un témoignage recueilli par la presse britannique, un des kamikazes avait pour chanson favorite le classique d'Eddy Arnold interprété par Elvis Presley, Make The World Go Away.

Comme chant musulman, on a déjà vu mieux!

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Ces jeunes kamikazes connaissaient aussi peu les souffrances des Irakiens et des Palestiniens que les jeunes universitaires gauchistes des années 70 qui ont versé dans le terrorisme connaissaient celles d'un prolétariat mythique qu'ils avaient découvert dans les oeuvres de Lénine.

Les premiers s'abreuvaient à un islam frelaté alors que les seconds puisaient dans un marxisme de pacotille. Peu importe l'idéologie, au fond: dans les deux cas, une partie de la jeunesse des pays les plus favorisés du monde était prête à renier toutes les conquêtes démocratiques pour sombrer dans le nihilisme le plus extrême.

Non, le terrorisme islamiste n'est pas la résurgence d'un lointain Moyen Âge. Tant par ses causes que par ses moyens d'action, il est au contraire un pur produit de la modernité. «La bombe humaine est la plus intelligente des bombes intelligentes», selon Boaz Ganor, chef de l'International Policy Institute for Counter-Terrorism.

Dans les années 70 et 80, les Brigades rouges italiennes, la Fraction armée rouge allemande, Action directe en France et les Weathermen américains avaient eux aussi semé la terreur à leur façon. Leur ennemi n'était pas l'Occident impie mais le capitalisme. Leur base sociale se trouvait dans la jeunesse étudiante en révolte contre ses pères. Les terroristes islamistes, eux, recrutent chez les fils et petit-fils d'immigrants, souvent déchirés entre deux cultures et deux sociétés.

Or les gestes des Brigades rouges ne s'expliquaient pas plus par la guerre du Vietnam et l'exploitation de la classe ouvrière que ceux des terroristes londoniens ne s'expliquent par la guerre en Irak et l'oppression du monde musulman. À la base des deux mouvements, on retrouve le même rejet des valeurs humanistes et démocratiques.

Ceux qui accusent la guerre en Irak d'avoir provoqué les attentats de Londres oublient le 11 septembre 2001 et les attentats de Paris en 1995. Si l'Irak (où les Américains ont certes multiplié les erreurs) a pu constituer un facteur aggravant important, il n'est pour rien, par exemple, dans le meurtre de Theo Van Gogh, aux Pays-Bas, dont l'assassin, Mohammed Bouyeri, déclarait cette semaine ne ressentir aucune compassion pour les non-croyants.

Si les terroristes islamistes n'invoquaient pas l'invasion controversée de l'Irak, ils brandiraient celle de l'Afghanistan (soutenue par tous les pays démocratiques). Ils invoqueraient le soutien américain à Israël, pays dont ils ne souhaitent rien de moins que la disparition. En France, ils prétexteraient de la loi sur le voile islamique, comme l'ont fait les kidnappeurs de Christian Chesnot et Georges Malbrunot.

Considérer la guerre en Irak comme seule cause des attentats de Londres revient malheureusement à se bercer d'illusions. Ces attentats nous obligent au contraire à regarder en face un phénomène beaucoup plus profond et avec lequel il va falloir apprendre à vivre même après que les Américains auront retiré leurs troupes d'Irak.

Eddy Arnold ne se doutait probablement pas que quelqu'un prendrait un jour ses paroles au pied de la lettre: Make The World Go Away. Façon de dire, peut-être: «Finissons-en avec ce monde».

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