Impossible à prédire
Dites donc, Vieux Chnoque, et je le dis poliment, dans une espèce de forme de boutade car après tout nul ne rajeunit, vous ne prenez jamais de vacances? Je suis là à ne songer à presque rien devant mon ventilo, tout juste à essayer de résoudre un sudoku en me demandant ce que je vais manger pour souper dans un contexte de mondialisation et de smog, et voilà que vous débarquez avec ce qui sera, je le subodore, de la philosophie de bout de comptoir.
- C'est que je n'ai pas besoin de vacances, mon Gédéon. Je me réalise tout à fait dans mon travail, qui me procure paix de l'âme, sensation de plénitude, plafond salarial et épisodiques lettres de bêtises. Si tu permets, je souhaiterais d'ailleurs que d'autres personnes se réalisent autant, les concepteurs de certains appareils d'usage courant par exemple. Imagine un peu si l'inventeur de la machine distributrice à spirales de croustilles et autres affaires pas bonnes pour la santé avait mis tout son lui-même dans le tirage de ses plans: le sac de croustilles arrêterait de rester pogné dans la spirale et tomberait à tout coup sans que le client soit obligé de varger dans la machine! Le monde ne serait-il dès lors pas plus heureux?De même, si tu as ses coordonnées, j'aimerais solliciter une entrevue avec le père du verre à café en carton qui brûle les doigts. Je ne présume de rien quant à sa concentration ce jour-là, mais j'aurais quelques questions à lui poser.
- Ça y est, Vieux Continent, vous faites encore dans le pourtour des choses alors que la planète est à feu et à sang.
- Raison pour laquelle je n'ai pas besoin de vacances, hé patate! La légèreté et la facilité n'usent pas. C'est comme faire du surf: tu laisses la vague faire la job à ta place. Il faut toujours être modeste dans ce métier. Tiens, je crois t'avoir déjà causé d'Arthur Brisbane, mais je pense qu'il vaut la peine de le redire. (Toujours bon de se répéter, c'en fait moins à inventer.)
Brisbane (1864-1936), donc, fut dirigeant de journaux et chroniqueur. C'est à lui qu'on attribue d'habitude la paternité de la manchette qui fait de l'éclabou, genre «Non mais c'est tu écoeurant» ou «Tous des crottés». Il paraît que ces envolées à l'emporte-pièce sont excellentes pour le chiffre des ventes car les humains affectionnent l'éclabou dans la mesure où ils sont hors de sa portée. Or, au moment où Brisbane s'apprêtait à célébrer ses 50 ans de vie professionnelle, William Randolph Hearst, le boss de l'empire de presse au service duquel il avait passé le plus clair de son existence, lui offrit six mois de congé avec solde.
Brisbane refusa, pour deux raisons. «La première, raconta-t-il à Hearst, est que je crains que l'absence de ma chronique n'affecte le tirage de vos journaux. Et la deuxième est que je crains que l'absence de ma chronique n'affecte pas le tirage de vos journaux.»
- Que voilà une citation qui mériterait de figurer dans un florilège, Vieille Branche.
- T'en veux une autre sur laquelle méditer dans ton hamac en sirotant un Singapour Sling, Bill? L'autre jour, à la radio, il y a un gars qui a appelé l'animateur de la tribune et qui lui a dit, façon de signaler qu'il n'était pas sûr sûr de ce qu'il avançait: «Je ne possède pas la vérité de La Palice.» Ça, c'est le genre de truc qui m'inciterait à prendre des vacances, voire ma retraite. Comment veux-tu accoter tant de sagesse?
- Ce n'est certainement pas vous qui y parviendrez, Vieux Os.
- Tu ne crois pas si bien dire, Ferdinand. Il m'arrive de rester complètement baba devant toute l'intelligence dont est capable de faire preuve l'humanité. Prends par exemple notre pape Benoît XVI, qui, à ce que je constate, a condamné les livres d'Harry Potter parce qu'il y a là-dedans de la sorcellerie et des affaires magiques et des occurrences qui ne se peuvent même pas dans un univers régi par des lois physiques implacables. En effet, ce sont tous là des éléments qui concourent à éloigner le sujet lisant des préceptes de la foi chrétienne. Il est bien plus logique et scientifique de chercher plutôt à fouiller dans la vie de Jean-Paul II pour trouver les miracles qu'il a faits. La rigueur en toutes choses, mon Wilbrod, telle est ma deuxième devise, juste après «Si on faisait cuire du spaghetti dans l'océan, on n'aurait pas besoin d'ajouter de sel».
- Surf, éclabou, océan, c'est la fièvre des championnats du monde FINA 2005 qui vous pousse à l'aquatique métaphore, Vieux Jeu?
- Ça doit être ça. Il y a une véritable frénésie partout dans la ville. Tiens, pas plus tard que tout à l'heure, j'ai surpris des conversations aux tables voisines alors que je buvais une sangria diluée dans un établissement mode. Ça s'engueulait d'aplomb à propos du water-polo et ça discutait passionnément de nage synchronisée, laisse-moi t'en passer un papier. Je pense que Montréal ne sera plus jamais le même dans son rapport à la piscine. Ce sera comme une réappropriation par la ville d'un artéfact jusque-là assimilé à la banlieue.
- À ce sujet, quelques prédictions, Vieux Ta?
- Très, très difficile. D'ailleurs, à ce sujet, je me range entièrement derrière Marina Bai. (Remarque au passage cet idoine prénom.) Marina Bai est une astrologue russe qui a déposé devant un tribunal de Moscou une poursuite de 300 millions $US contre la NASA après que sa sonde Deep Impact eut fait sa collision avec la comète Tempel 1. Selon elle, cela a contribué à «ruiner l'équilibre des forces dans l'univers». Elle demande la somme pour «dommages moraux», alléguant que l'expérience aurait pour effet de «déformer son horoscope». Sérieux. Personnellement, j'admire pareille audace.
- Est-ce donc dire, Vieux Duluth, qu'il pourrait être impossible, à l'avenir, de faire des prévisions?
- Comment veux-tu que je le sache? Comment prédire l'impossibilité de prédire s'il est impossible de prédire? Tu ratatines de l'intellect, Jéroboam. Non, tout ce qu'on peut faire, à ce moment ici, c'est prendre l'avis des zexperts et le répéter (toujours répéter, je te le dis; la philosophie a beau être à cinq cennes, elle est terriblement efficace lorsqu'on l'a faite à coups de marteau, comme le recommandait Nietzsche, le créateur de Superman). Donc, je te l'annonce: il faut s'attendre à des surprises, cela même si une surprise à laquelle on s'attend en est pas mal moins une qu'une à laquelle on ne s'attend pas.
- C'est à moi que vous parlez, Vieux Fatigant?
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