La Conquête comme vous ne l'avez jamais lue
L'intendant Bigot, de triste mémoire, appartient à cette catégorie d'hommes, remise au goût du jour par certains libéraux fédéraux, qui profitent de leur pouvoir, de leur influence et des circonstances de crise pour se vautrer dans les malversations et s'enrichir avec l'argent du peuple. Au moment, en effet, où la Nouvelle-France vit sous la menace des envahisseurs britanniques, Bigot et sa bande ne trouvent rien de mieux à faire que de détourner des fonds et de vivre dans le stupre et la fornication sur le dos des honnêtes gens condamnés à l'indigence. S'ils avaient vécu de nos jours, ils auraient eu affaire au juge Gomery. Qui, pourtant, s'en souvient?
Qui se souvient, de même, de Joseph Marmette, «le plus célèbre romancier du XIXe siècle québécois», selon Mario Brassard et Marilène Gill, directeurs de la collection «La Saberdache» consacrée à des textes parus entre la Conquête et 1900? Dans leur présentation de L'Intendant Bigot, un roman historique signé Marmette et d'abord publié en 1871, Brassard et Gill rappellent que celui que l'on a surnommé «l'Alexandre Dumas québécois» souhaitait à la fois «divertir et enseigner» en chantant notre histoire nationale et notre religion, mais qu'il était aussi, une rareté à l'époque, un maître du sensualisme: «Les courbes de ses héroïnes, leurs cavalcades pressées contre le corps de leurs amants et leurs encolures échancrées encoururent assurément les foudres d'une certaine critique ultramontaine.»L'Intendant Bigot, j'insiste, est un roman. Toutefois, s'il trouve une place dans cette chronique consacrée aux essais québécois, c'est qu'il s'agit d'un roman historique qui évoque la Conquête avec une réjouissante maestria, nourrie aux meilleures sources historiographiques de l'époque (Ferland, Knox et François-Xavier Garneau dont il était le gendre), et que sa réédition me fournit l'occasion, une fois de plus, de me scandaliser du sort que l'on réserve à notre littérature d'avant 1900, sans cesse et injustement renvoyée aux ligues mineures.
Comment expliquer, en effet, qu'un Dumas soit une célébrité au Québec et que la réédition de ses oeuvres fasse l'événement, alors que Marmette y demeure un inconnu? Mes années d'études en littérature n'y ont rien changé; aucun de mes professeurs n'a prononcé ce nom. Le XIXe siècle littéraire québécois? Du menu fretin. En cherchant dans les ouvrages consacrés à l'histoire de notre littérature, on retrouve parfois le nom de Marmette, mais son oeuvre, comme celle de la plupart de ses contemporains, y est presque toujours traitée avec condescendance. Laurent Mailhot, dans La Littérature québécoise (Typo, 1997), écrit: «Joseph Marmette, "notre Fenimore Cooper", est prolifique, documenté, minutieux, mais peu adroit. Son système romanesque est simpliste [...].» Guy Frégault, dans Littérature canadienne-française (Guérin, 1996), constate: «Ce style ne manquait pas de verve, d'abondance, de couleur et d'éclat. Il me semble précisément trop abondant. Il manque de retenue. Il manque aussi d'originalité et de personnalité.»
On voudrait suggérer de ne pas le lire qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Dumas et Cooper, eux aussi romanciers historiques du XIXe siècle, en avaient-ils, eux, de la retenue? Il faut croire que leur statut respectif de Français et d'Américain leur donne une aura de respectabilité qu'on ne saurait octroyer à un petit Canadien français. Cette attitude de colonisé, qui traverse toute notre histoire, est dramatique parce qu'elle nous prive de la profondeur de notre propre tradition et entretient notre aliénation.
Je lis, aujourd'hui, L'Intendant Bigot et j'y découvre un roman historique rondement mené qui n'a pas à rougir de la comparaison avec ses illustres contemporains français ou américains. Il contient, bien sûr, quelques naïvetés romantiques, des bons et des méchants trop bien campés et une intention moralisatrice à l'avenant, mais il brille aussi par son rythme haletant, ses riches évocations historiques et son art du portrait humain et naturel.
Frégault, à son sujet, a parlé du «traitement atroce infligé aux événements historiques». C'est en partie vrai et, souvent, volontaire. La passion de Bigot pour une jeune orpheline qu'il a fait enlever, sa rivalité à cet égard avec le militaire canadien Beaulac et la fausse mort de cette belle enfant en état de catalepsie appartiennent, bien sûr, à la fiction. Quand il évoque, toutefois, les indécences et la corruption de la bande à Bigot, mais surtout la bataille des plaines d'Abraham et ses préparatifs, Marmette captive et instruit. «Le lecteur, écrivent Brassard et Gill, entend les balles et les bombes siffler au-dessus de sa tête, remonte le Saint-Laurent sur les vaisseaux anglais, escalade l'Anse-aux-Foulons derrière les troupes de Wolfe. Littéralement, L'Intendant Bigot fait revivre la Conquête.»
Sa thèse selon laquelle Bigot serait le principal responsable de la défaite française, puisqu'il aurait manoeuvré en ce sens dans l'espoir de se soustraire à la justice de la métropole, est considérée comme fausse. Elle n'en demeure pas moins fascinante et solidement défendue par le romancier lui-même dans une longue note à saveur de théorie du complot où il analyse les tenants et aboutissants de la trahison du commandement responsable de l'Anse-aux-Foulons qui a permis aux Anglais un débarquement plus peinard que prévu.
Montcalm fut maladroit, «mais paix à ses cendres, écrit Marmette; car il s'ensevelit noblement drapé de sa défaite, et s'il n'eut pas la gloire de vaincre, il eut celle au moins de montrer aux infâmes pillards qui avaient préparé de longue main nos désastres, comment un homme de coeur sait vivre et mourir pour son pays». Wolfe et ses troupes furent déterminés et barbares. Quant à Bigot, on sait, depuis, grâce aux recherches de Denis Vaugeois, qu'il est mort dans son lit, en Suisse, en 1778, et non dévoré par un requin, comme le suggère le romancier moralisateur qui lui inventait ainsi ce qu'il considérait être un juste sort.
L'Intendant Bigot, en ce sens, n'est qu'un roman, mais tout un roman, plein de notre passé, qui invite le lecteur québécois «à se confronter à ce déchirant épisode de son histoire, comme une catharsis, et à s'en libérer». En 1870, à propos d'un précédent roman de Marmette, l'historien Benjamin Sulte avait ce commentaire qui s'applique parfaitement à L'Intendant Bigot: «Je dois dire, en passant, que le style, qui est d'un grand naturel, engage agréablement le lecteur à ne point s'arrêter.» Quoi qu'en pensent et en disent certains esprits modernes qui prennent leur anachronisme de colonisés pour de la lucidité, la littérature québécoise n'est pas née d'hier et il faut savoir gré aux animateurs de la collection «La Saberdache» de nous le rappeler.
Collaborateur du Devoir
louiscornellier@parroinfo.net
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L'Intendant Bigot
Joseph Marmette
Édition préparée par Mario Brassard et Marilène Gill
Trois-Pistoles
Paroisse Notre-Dame-des-Neiges, 2005, 472 pages