Il restera toujours le Wyoming
Il existe deux sortes d'écrivains américains mâles: ceux qui aiment le baseball et ceux qui aiment le baseball et la pêche à la mouche. Ces derniers se concentrent surtout dans l'ouest du pays. Depuis la fameuse Big Two-Hearted River d'Hemingway (une nouvelle où, pendant une vingtaine de pages, on ne voyait rien d'autre qu'un pêcheur dresser sa tente au bord d'une rivière, préparer ses agrès, entrer dans l'eau et attraper des poissons) jusqu'au vieux Tom McGuane, au gros Jim Harrison et autres Rick Bass actuels, en passant par le classique A River Runs Through It de Norman Maclean, ce sport (cet art, polémiqueront aussitôt les connaisseurs...), occupe, chez nos voisins, une position tout à fait unique dans le catalogue des passions humaines dont les écrivains, comme tout un chacun, héritent à l'occasion. Même dans un grand roman social comme Portés par un fleuve violent, de Bruce Murkoff (à venir dans une prochaine chronique), il suffit qu'un des personnages s'arrête au bord d'un cours d'eau pour que, du coffre de la voiture, surgisse la canne en bambou, le moulinet («cadeau de son père») et la boîte en peau de mouton contenant les mouches: dans la lumière fractionnée du petit matin, il repéra une éclosion d'éphémère...
Et c'est parti. Là où le baseball métaphorise les destinées collectives, la pêche à la mouche est pure méditation. Au lancer agressif du pitcher répond la danse sur le fil du temps de la soie à moucher. Et puis, autre pays, autres moeurs: au Québec, à part Mordecai Richler taquinant le saumon du côté de la Restigouche, essayez, pour voir, de nommer un seul écrivain capable de différencier une mouche sèche d'une mouillée. L'art de choisir la bonne imitation d'éphémère, comme celui de tailler les haies, suppose peut-être un raffinement anglo-saxon généralement étranger à nos préoccupations: inspirés des Indiens, nous n'avions, quant à nous, pas notre pareil pour convertir une fourche à fumier en trident. Histoire oblige, nous devînmes une nation de pêcheurs au ver et à la dynamite.Chez Jon Billman, dernier héritier en date, et du genre plus catholique que le pape, de la noble tradition évoquée plus haut, la pêche à la mouche se fait volontiers poésie: «Minuscules libellules, Daisy Miller, beaux sedges de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Nymphe Telico brillantes. Petites Adams. Nobles Royal coachmen. Mouches ablettes et sauterelles. Perles. Streamers. Oreilles de lièvre. Mouches de pierre, mouches truites. Mouches chevesnes, moucherons noirs et renégats. La pêche à la mouche est poésie: "Rien ne troublait la surface. Il couvrit la zone vert noir autour de lui avec toute la minutie d'un peintre en bâtiment. Le fil fluorescent couleur chartreuse zébrait le crépuscule comme une balle traçante."»
Le général Custer constitue une autre obsession vouée à refaire périodiquement surface à travers les nouvelles de Billman. Qu'un des personnages soit appelé, par erreur, à combattre un incendie de forêt éteint depuis deux ans à l'endroit même où le héros emblématique de la Conquête de l'Ouest trouva la glorieuse fin que l'on sait (mais non sans avoir, apprend-on, tiens, tiens, pêché des truites dans la Little Big Horn), ou qu'un autre, acteur de seconde zone, soit chargé d'incarner le célèbre massacreur d'Indiens dans le cadre d'une reconstitution à l'usage des touristes, avant d'être arrêté, tiens, tiens, en train de pêcher illégalement à la mouche dans un élevage de truites surveillé par un shérif adjoint de race sioux, le culte ambigu voué à la blonde figure bouclée du commandant du Septième de cavalerie traverse le livre tel un point de repère, peut-être parce que la plupart des personnages de ces histoires sont aussi, à leur manière, des perdants magnifiques, encerclés par les flammes de feux qu'ils ont eux-mêmes allumés, ou par le conformisme bien-pensant des petites villes mormones et la bêtise générale d'une société au milieu de laquelle ils se dressent, petits criminels, artistes marginaux, pompiers, prisonniers, prospecteurs d'uranium et contrebandiers d'hydromel, pour un Last Stand dérisoire. Presque tous mettent du bourbon dans leur café.
La grandeur enfuie de l'Ouest mythique s'est réfugiée, chez Billman, dans le bronze des statues qui ornent les parcs et les places des petites villes étriquées du désert et de la montagne et qu'un des personnages, cambrioleur adonné au troc, s'est fait une spécialité de déboulonner et d'entreposer dans un vieil hôtel désaffecté, où même Lewis et Clark paraissent soudain «perdus et inquiets». Quant à l'épopée de la liberté, elle subsiste dans la différence affichée du mode de vie et la provocation, tous ces gestes non de révolte, mais de défi, comme de grimper la nuit dans la tour du château d'eau de la ville pour y peindre une éblouissante rousse aux seins nus. L'écriture gaillarde et nonchalante de Billman lui joue parfois des tours, et certaines nouvelles tombent à plat faute de tension, comme si l'écrivain avait donné trop de fil et noyé son poisson. Mais dans les meilleures, comme Atomic Bar, on croit voir passer sur un bronco l'ombre furtive du capitaine Achab, et la conclusion de La Faille de Kerr semble contenir l'essence même de cette quête d'un espace où puissent cohabiter marginalité et nostalgie: «[...] il y a cent cinquante ans [...], avant les magnats du charbon, avant les mormons, la soude du commerce et le pétrole, avant de pouvoir regarder les satellites traverser le ciel nocturne ou des silhouettes s'embrasser dans la chaude lumière des appartements, il vous aurait suffi de tendre le bras pour donner votre nom à quelque chose d'éternel, une montagne, un fleuve — ou du moins une rivière.»
Collaborateur du Devoir
Quand nous étions loups
John Billman
Traduit de l'américain
par Michel Lederer
Albin Michel
Paris, 2005, 277 pages