Bouffe et malbouffe - Le lait malmené
On vit une époque formidable, une époque incroyable même, où, au nom de la modernité, la vrai nature de plusieurs aliments est aujourd'hui malmenée. Un doute? Prenez les yogourts, les fromages et les crèmes glacées. Historiquement conçus avec du lait et la crème qui vient avec — bien sûr! —, ces incontournables du régime alimentaire québécois sont étrangement de moins en moins en contact avec le précieux liquide blanc. Les propriétaires de vaches s'en plaignent forcément, encaissant, disent-ils, les pertes financières liées à cette tendance. Mais au delà de la complainte prévisible du producteur laitier, ce sont surtout les consommateurs qui devraient grogner. Pourquoi? Pour perte de jouissance et de goût, et ce, à des prix pas toujours équitables.
Cheddar, bocconcini, ricotta, yogourt allégé ou tranche de crème glacée napolitaine (par exemple): la disparition en douce du lait dans les produits censés en contenir est désormais aussi facile à palper que la perte d'habiletés culinaires chez les générations montantes. Et pour cause. C'est que les transformateurs ont recours à des sous-produits du lait afin de concocter les aliments qu'ils aiment nous vendre, histoire de réduire les coûts de production.Huile de beurre sucrée, caséines, caséinates et isolat de protéine, pour ne citer qu'eux, sont donc à la mode dans l'industrie, qui se gave de ces sous-produits se présentant sous forme de poudre et importés de la Nouvelle-Zélande, de l'Allemagne, du Royaume-Uni ou de la République tchèque, où leur production est généralisée et où les subventions accordées à l'univers agricole permettent de les exporter à des prix défiant toute concurrence, largement inférieurs à ceux en vigueur pour le bon gros lait des vaches d'ici.
Sur l'étiquette, la rentable substitution visant à faire sourire les actionnaires est facile à démasquer: l'apparition d'un énigmatique «substances laitières modifiées» dans la liste des ingrédients — alors que la recette originale exige plutôt la présence de crème et de lait — trahit à tout coup l'usage de ces sous-produits venus de loin. Ces substances ne peuvent venir que de l'étranger, le Canada n'ayant pas encore les installations nécessaires au découpage de son lait en sous-produits à des fins commerciales.
Selon les groupes de pression versés dans la défense des intérêts économiques des producteurs de lait (et ils sont nombreux), ces dérivés ont d'ores et déjà pris la place d'un tiers de la production laitière d'ici avec, à la clef, des pertes de 70 millions de dollars par année, soit 4 % des ventes totales de 1,9 milliard réalisées par le secteur laitier, prétendent ces lobbyistes.
Mais tout ça, bien sûr, n'est que logique comptable. Ces substances laitières modifiées viennent surtout semer le trouble dans l'univers du goût et de la saveur. Sans surprise, d'ailleurs, et avec une équation simple: un dérivé du lait, bien que provenant du lait, est incapable de livrer aux papilles les propriétés du lait dans toute sa complexité. Conséquence: un fromage, un yogourt ou une crème glacée qui s'y frotte n'arrive jamais à la cheville de son lointain cousin, qui reste accroché au lait ou à la crème pour construire sa personnalité.
Pis encore, la déconvenue est double quand on s'aperçoit que même s'ils sont élaborés avec des ingrédients moins dispendieux glanés sur le marché international, les aliments flirtant avec les sous-produits du lait sont généralement vendus au même prix que ceux qui en sont exempts. La quête d'un meilleur retour sur l'investissement pour le fabricant explique cette drôle de fixation de prix... qui abuse aussi au passage, et vachement, de l'ignorance des consommateurs.
En sont-ils lésés? Cela dépend des goûts. N'empêche: pour la crème glacée — recette de base: crème, lait, jaunes d'oeufs et ingrédients aromatiques —, l'Homo consumus doit bien souvent composer avec une mixture étonnante où les substances laitières modifiées côtoient les gomme de caroube, de cellulose et de guar ainsi que la carraghénine afin d'avoir la texture que la modernité lui a fait perdre. Plus intrigant encore, une marque célèbre mettant l'accent sur la crème qu'elle contient n'hésite pas à marier crème et sous-produits afin d'inscrire sa création dans un air du temps agro-industriel qui ne cesse de surprendre.
Pour les fromages industriels, le résultat est le même avec des textures de plastique ou de carton caractérisant un très populaire cheddar quasi transparent et des «ficelles» pour enfants faisant une place de choix aux dérivés du lait importés d'Europe et d'Océanie. Le yogourt, historiquement composé de lait, de crème et de bonnes bactéries, induit la même déception. Surtout quand il se fait allégé et qu'il appartient à une grande multinationale des desserts lactés. Mais c'est sans doute le prix à payer quand on se laisse nourrir les yeux fermés par une industrie habile à tirer profit des règles du jeu économique qui encadrent son évolution.
Le Devoir
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