L’autre 11 Septembre
C’était il y a cinquante ans. Un des événements les plus emblématiques du XXe siècle : le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet renversait le président socialiste Salvador Allende, élu démocratiquement trois ans plus tôt.
Depuis un siècle, ce vaste sous-continent en a connu, des guerres, des dictatures et des putschs. Mais celui-là, dans un petit pays de 10 millions d’habitants à l’époque (le double aujourd’hui), avait connu un retentissement mondial.
Le Chili des années 1970, avec l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire d’Allende, incarnait et cristallisait les affrontements de l’époque : capitalisme contre socialisme, Est contre Ouest (jusque dans cette lointaine Amérique du Sud), démocratie contre dictature, mouvements sociaux contre oligarchies… Avec le prestige persistant, à gauche, du marxisme révolutionnaire, notamment celui de Cuba, contre l’impérialisme américain vitupéré.
Médiatiquement, l’événement fut amplifié par la forte présence des médias du monde, déjà dépêchés sur place pour couvrir une grave crise politique, avec une menace crédible de guerre civile. On s’interrogeait sur ce que ferait l’armée ; le mouvement MIR (pro-cubain) disait préparer la guérilla urbaine… Même avant le 11 Septembre, le Chili était devenu une « cause célèbre ».
À l’international, l’hostilité des États-Unis de Richard Nixon — conseillé par Henry Kissinger — était ouverte ; la CIA finançait la grève des camionneurs pour jeter le pays à terre (ordre explicite de la Maison-Blanche).
Ce qui donna, dès le 12 septembre, une abondante moisson de reportages et d’images sur ce moment violent et dramatique. Des images passées à l’histoire… Le palais de La Moneda bombardé, crime contre l’ordre constitutionnel. Allende à ses portes, regardant les avions de Pinochet qui arrivent, casque mal ajusté et AK-47 à la main, peu avant son suicide.
Sombrement réaliste, le Time américain titra : « La fin violente d’un rêve marxiste ». Et L’Express français, lyrique : « Donne-moi la liberté ou donne-moi la mort ». Deux formules justes, qui résumaient bien les deux faces d’un même drame.
Le putsch révolta une bonne partie du monde, bien au-delà de la seule gauche militante occidentale. Exemple : la France de Valéry Giscard d’Estaing, élu au printemps 1974, se montrera généreuse envers les réfugiés chiliens. Tout comme le Québec de la même époque.
Le personnage tragique d’Allende lui-même, élu d’extrême justesse à la majorité relative (36,6 % des suffrages en septembre 1970), exprimait les contradictions de son époque et de la politique chilienne : médecin de grande famille, il était à la fois un bourgeois faisant belle vie, un marxiste anticapitaliste… et un démocrate attaché à la Constitution.
On peut critiquer son ambivalence idéologique, les utopies de son époque qui l’animaient, ses alliances funestes avec l’extrême gauche, l’ineptie économique de son administration (encore aggravée par les sabotages étrangers).
Mais une chose sauve le personnage devant l’Histoire : pas un seul moment il ne songea à suspendre les libertés ou la démocratie. Son ultime geste politique fut d’avancer le projet d’un « plébiscite » pour ou contre sa politique (qu’il aurait probablement perdu).
Le soir du 10 septembre, alors que les rumeurs se faisaient insistantes, que les pro et anti-putsch débattaient au sommet de l’armée, il s’en remettait avec naïveté à celui que, jusqu’à ce funeste matin, il avait considéré comme son ami et allié indéfectible : « Ne vous en faites pas, Augusto va venir arranger tout ça. »
Et comment qu’il est venu « arranger tout ça »… à sa manière brutale ! Et il est resté au pouvoir près de 20 ans, jamais jugé (malgré l’épisode d’une arrestation londonienne en 1998), mort tranquillement dans son lit en 2006, à Santiago. La transition démocratique de la fin des années 1980 a été tellement « douce » qu’à la fin le Chili n’a jamais vraiment « rompu », qu’il n’a jamais complètement purgé ses années de dictature.
Il y a une raison à cela, qui explique aujourd’hui que le Chili sous une présidence de gauche ne peut faire le ménage quant à son passé. Gabriel Boric, élu en décembre 2021, a été désavoué un an plus tard lors du référendum constitutionnel (qui aurait voulu enterrer la Constitution « pinochétiste » toujours largement en vigueur).
La raison pour laquelle il ne peut y avoir, lundi 11 septembre 2023, de commémoration consensuelle de l’événement… c’est que, pour une fraction importante des Chiliens, Pinochet reste un héros qui a sauvé le pays du communisme et a permis au Chili, pendant des décennies, d’afficher les meilleurs résultats macro-économiques du continent.
Si, vu d’ici, l’ignominie et la brutalité de ses années au pouvoir restent l’aspect dominant de son legs à l’Histoire, il n’en va pas de même là-bas : un sondage mené ce printemps par la firme Mori dans le quotidien La Tercera, révèle que pour 42 % des Chiliens, « le coup d’État a détruit la démocratie »… mais que pour 36 %, il a « libéré le Chili du marxisme ».
Une des images fortes ramenées d’un voyage au Chili : je suis en taxi, on passe devant la statue de Salvador Allende inaugurée juste derrière La Moneda en 2007. Je dis au chauffeur : « C’est émouvant, non, cette statue ? » La moue dédaigneuse qu’il me fait alors vaut mille commentaires.
François Brousseau est chroniqueur international à Ici Radio-Canada. francobrousso@hotmail.com
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.