Histoires de cour d’école

Je vous retrouve. Le train de la rentrée est passé sur nous, déposant chaque matin à nos pieds son lot de transformations, de passages, d’angoisses et d’excitation mêlés.

Chaque matin, oui, des enfants ont passé le pas de la porte de nos maisons, laissant derrière eux des traînées de ce que nous n’étions plus, déjà.

Chez moi, l’une allait attraper son premier autobus scolaire jaune, monter sans nous dedans, filer sans nous vers une classe, des bureaux, des routines et une cour d’école, aussi, avec tout le cruel qui s’y trouve parfois, évidemment. L’autre marchait jusqu’à une autre cour, à la rencontre d’un monde encore bien plus vertigineux : la polyvalente.

J’ai fermé les yeux pour ne pas trop pleurer comme le font toutes ces mères qui savent qu’il y a au-dehors tous ces possibles qui pourraient écorcher le précieux fragile encore-si-rose-il-nous-semble-mais-non-voyons-ils-sont-grands. J’ai tenté de ne pas être cette mère, même si je le suis devenue illico, quelques minutes seulement pour moi, dans la voiture, en me rendant au travail.

Dans la clinique, j’ai aussi récolté les histoires de rentrée, mais aussi tous les traumas qui remontaient à la surface chez des parents qui accompagnaient leurs enfants vers ce qui, pour eux, portait des souvenirs douloureux. Cette image de notre parentalité toujours un peu née de nos propres plaies ouvertes m’a à nouveau frappée. Si l’âge adulte nous permet, le croit-on, de nous protéger, comme il reste difficile d’accepter de pousser dans le monde ces êtres autour desquels on voudrait dessiner de grands cercles de protection, qu’ils ne ressentent pas, de grâce, ce qui, en nous, reste à l’origine des ruines.

Il y a tant de choses qui sous-tendent toute cette émotivité contenue sur les coins des rues, à 8 h 10, tous ces matins de début septembre, quand des couples parents-enfants attendent les premiers autobus scolaires de l’année. Il ne s’agit pas seulement de cette fébrilité liée aux débuts de l’aventure scolaire, non, ni au triomphe névrotique éprouvé face aux listes que nous avons vaincues à temps, ni même de cette excitation de voir l’avenir se frayer un chemin sous nos yeux. Non. Il s’agit de contenir, pour bien des parents, des réminiscences traumatiques de ce qui a composé leur propre vécu scolaire.

J’ai moi-même bien ressenti quelques restes de mes propres mains moites qui longeaient les coutures brunes des bancs d’autobus des années 1980, dont je me souviens par coeur, comme chaque fois qu’il est question de trauma, avec des images en gros plans qui ne disparaissent jamais. J’ai bien réentendu le bruit de mon coeur qui fend face au cruel de la cour d’école primaire, dans cette époque où on disait « rejet » pour désigner quelqu’un qui ne faisait pas partie des lieux, mais qui devait quand même y évoluer.

Ces souvenirs s’invitent parfois malgré moi dans ma manière d’appréhender la rentrée avec mes enfants. Malgré le temps passé à distiller la honte, il reste toujours la trace en moi de ce possible : celui que le monde brise mon enfant. La méfiance que certains parents expriment envers les institutions scolaires prend souvent racine dans un temps antérieur, pour lequel nous n’avons que peu d’oreille, obnubilés que nous sommes par notre gestion du temps centré sur le présent, l’avenir, les plans d’intervention avec des cibles opérationnelles et les moyens concrets à mettre en place.

Or, ce que nous charrions comme passé s’invite bien souvent dans nos interactions avec le présent, que nous y accordions ou non de l’importance. Beaucoup de parents portent en eux la trace d’un parcours scolaire dans lequel on leur a dit « d’ignorer » les remarques blessantes, ou « d’aller voir un adulte » qui, lui, se trouvait souvent assez démuni devant des situations qui perduraient. D’autres ont heureusement bâti de la confiance aussi, à l’inverse, quand des adultes rencontrés dans leur parcours scolaire ont su entendre ce qui souffrait et agir d’une manière qui les a élevés — élevés dans le sens d’éduquer, mais aussi dans le sens de la verticalité, celle qui amène à redresser sa colonne pour oser être soi et agir en cohérence avec ceci.

Je me souviens avoir pris cette décision, en mon for intérieur, un jour de septembre du début de ma 2e secondaire, en arrivant dans une nouvelle école. J’allais désormais trouver les mots pour me défendre à mon tour, pour ne plus me tenir pliée, lovée autour de ma honte comme pour la chérir. Je me souviens du début d’un soulèvement nécessaire à mon histoire, celui qui me faisait me relever droite, et qui me sert encore aujourd’hui, lorsqu’il faut fendre ces quelques cours d’école que sont parfois ces milieux professionnels pleins d’adultes encore un peu pris dans des dynamiques de polyvalente. J’ai aussi appris que la ligne entre « se relever » et glisser soi-même dans le camp des méchants est bien mince, et que, parfois, c’est une forme de culpabilité saine qui nous sauve de devenir des monstres. Je parle de cette culpabilité qui nous permet de voir l’autre et l’effet de nos gestes sur lui, et non de cet affect judéo-chrétien qui nous avale, nous rend anxieux et nous empêche de nous déployer.

Dans un monde qui a toujours tendance à scinder tout en deux clans opposés, réduisant une myriade de couleurs en un monde bichromatique, il me semble qu’il manque un peu d’espace pour raconter toutes les couches qui font de nous et de nos enfants des personnes complexes, rarement juste gentilles, juste méchantes, juste intimidées ou juste intimidatrices. Il y a souvent un récit, ou mille, à découvrir pour peu qu’on ouvre un espace nécessaire au déploiement d’une parole qui excède nos catégories langagières si souvent réductrices. Évidemment, c’est plus simple et opérationnel, inscrire dans un plan d’intervention : « trouble d’opposition », « TDA/H », « intimidateur », que de raconter une histoire qui remonterait jusqu’à l’enfance des parents.

Pourtant, c’est tout ceci, et plus encore, qui se joue à coeur de jour dans les cours d’école.

Psychologue clinicienne, Nathalie Plaat est autrice et enseignante à l’Université de Sherbrooke.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

Appel aux récits

Et si vous me racontiez vos histoires de cour d’école ? nplaat@ledevoir.com
 

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