La démission inévitable de David Johnston

À quelques jours de la fin des travaux parlementaires à Ottawa, les libéraux de Justin Trudeau misaient de toute évidence sur la pause estivale pour mettre fin au supplice de la goutte que sont devenues les révélations entourant l’ingérence étrangère dans les élections fédérales. La démission vendredi du rapporteur spécial David Johnston, dont l’impartialité avait été fortement contestée par tous les partis d’opposition à Ottawa, bouscule cette stratégie et donne raison aux critiques de ce dernier. Surtout, elle démontre à nouveau la nécessité de tenir une enquête publique pour aller au fond des allégations d’ingérence chinoise dans les élections de 2019 et de 2021. Plutôt que de faire taire ses critiques, le témoignage de M. Johnston en commission parlementaire cette semaine leur aura donné de nouvelles armes dans leurs efforts pour discréditer son travail. Sa démission était devenue inévitable.

Déposé le mois dernier, son rapport concluant qu’une enquête publique ne serait pas nécessaire pour aller au fond des allégations a illustré des failles qui sont devenues de plus en plus apparentes au fur et à mesure que les témoignages se sont succédé devant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, à Ottawa. Même si l’on met de côté le conflit d’intérêts patent de M. Johnston, à titre d’ami de longue date de la famille Trudeau, mais aussi comme membre de la Fondation Pierre-Elliott-Trudeau, les omissions et les erreurs de sa part commençaient à s’accumuler.

Il y avait d’abord cette contradiction entre sa conclusion, selon laquelle la campagne de désinformation menée contre certains candidats conservateurs en 2021 « n’a pas pu être retracée à une source soutenue par un État », et les propos tenus à la Chambre des communes par l’ancien chef du Parti conservateur du Canada Erin O’Toole. Ce dernier a dit avoir été informé en mai par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) que « mon parti, plusieurs membres de mon caucus et moi-même avions été les cibles de désinformation et [des efforts] de suppression du vote orchestrés par la Chine avant et pendant » la campagne électorale de 2021.

Interrogé à ce sujet par le chef néodémocrate Jagmeet Singh, mardi, en commission parlementaire, M. Johnston a admis que les conclusions de son rapport publié le 23 mai dernier étaient basées sur les preuves « qui nous avaient été [rendues] disponibles à ce moment-là », tout en ajoutant : « Depuis ce moment-là, [et depuis] les conversations que M. O’Toole a eues avec le directeur du SCRS, je pense qu’un plus grand pas a été fait en termes de ce qui aurait dû être fait à l’époque et ce qui devra être fait à l’avenir. » Or, cette réponse ne dispense pas M. Johnston de s’être trompé en arrivant à une conclusion qui s’est avérée, depuis, non fondée.

« La quantité d’informations disponibles était [aussi vaste qu’]un océan et nous avons vu un très grand lac », a expliqué M. Johnston à l’émission Power&Politics, du réseau CBC News, peu après son témoignage en commission parlementaire. Il a néanmoins dit avoir bon espoir d’en être « arrivé [à des] conclusions basées sur les faits ».

Reste que les Canadiens étaient en droit de se demander si M. Johnston a fait preuve de toute la rigueur nécessaire pour mener une enquête aussi exhaustive et complète que possible. Il semblait s’être plutôt fié aux informations que les membres du gouvernement Trudeau lui ont fournies sans leur poser beaucoup de questions. En ce qui a trait à la fameuse note du SCRS concernant les efforts déployés par la Chine pour cibler le député conservateur Michael Chong et sa famille — note qui avait été envoyée au conseiller à la sécurité nationale du premier ministre en juillet 2021, mais qui n’avait pas été lue par ce dernier à l’époque —, le rapport de M. Johnston avait fait état « de graves lacunes dans la façon dont le renseignement a été relayé et traité entre les agences de sécurité et le gouvernement ».

Il avait néanmoins dit n’avoir « relevé aucun exemple où un ministre, le premier ministre ou leurs bureaux respectifs se sont abstenus, en connaissance de cause ou par négligence, de donner suite aux renseignements, aux conseils ou aux recommandations fournis ». Or, son témoignage aura démontré la nature hâtive d’une telle conclusion. Seule une enquête publique qui serait menée par un juge et dans le cadre de laquelle les témoins pourraient être interrogés sous serment permettrait de déterminer si cela a bel et bien été le cas.

En commission parlementaire, M. Johnston a dit que M. Trudeau avait été mis au courant des « irrégularités » entourant la nomination de Han Dong comme candidat libéral en 2019 — mais que le SCRS n’avait fait aucune recommandation au premier ministre relativement aux actions à prendre dans la foulée. Cet aveu a fait sursauter la députée néodémocrate Jenny Kwan, qui a déploré le fait que M. Johnston s’est basé sur l’absence de recommandation de la part du SCRS pour absoudre M. Trudeau de toute responsabilité.

En effet, le rapport de M. Johnston, qui a admis n’avoir même jamais rencontré M. Dong durant ses travaux, n’avait fait qu’effleurer le sujet de l’ingérence chinoise dans les élections de 2019 et de 2021. Sa démission devrait forcer M. Trudeau à se rendre à l’évidence. Les Canadiens veulent et méritent une enquête publique. Rien de moins ne suffirait.

Basé à Montréal, Konrad Yakabuski est chroniqueur au Globe and Mail.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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