Promesses et périls de l’INEE
Le projet de loi n° 23, s’il est adopté, modifiera la Loi sur l’instruction publique et édictera la Loi sur l’Institut national d’excellence en éducation (INEE).
Des audiences publiques sur ce projet de loi ont lieu en ce moment et j’ai été invité à y prendre la parole. Je ne me suis prononcé que sur la création de l’INEE, qui fait vivement débat — comme je l’ai déjà dit, l’inné n’est pas acquis…
Je suis favorable à la création de cet institut et j’avance trois raisons pour justifier ma position. Je pense aussi que des dangers le guettent. J’en vois sept, et j’espère que leur reconnaissance aidera à les éviter.
Pourquoi cet institut doit exister
Pour commencer, l’INEE contribuera à corriger la désolante méconnaissance des données et théories scientifiques crédibles en éducation, laquelle est hélas trop répandue. De nombreuses raisons (idéologiques, épistémologiques, corporatistes, notamment) expliquent cette triste et surprenante situation. Je n’entre pas ici dans le sujet, sur lequel j’ai déjà pas mal écrit. Mais il faut rapidement apporter les correctifs qui s’imposent.
Ensuite, l’INEE aidera à lutter contre la présence en théorie et l’adoption en pratique de faussetés, de légendes pédagogiques, ce qui est aussi, hélas, trop répandu en éducation. Cette fois encore la chose est bien documentée.
Enfin, l’INEE produira ou demandera avec insistance qu’on produise et diffuse des données descriptives sur l’éducation, lesquelles données, et l’actualité nous le rappelle sans cesse, nous font trop souvent défaut, et cruellement dans certains cas.
Mais pour bien atteindre ces objectifs, l’INEE doit éviter de sombrer dans des pièges que la poursuite de ceux-ci va placer devant lui. Les identifier est pour cela nécessaire, et cela permet de suggérer des moyens de les éviter.
Sans prétendre à l’exhaustivité, en voici sept que je juge particulièrement importants. La crédibilité de l’Institut dépendra en grande partie de sa capacité à les éviter.
Des pièges à éviter
Le premier est la soumission, même seulement apparente, au politique. Il est absolument nécessaire d’assurer l’indépendance de l’INEE, de lui donner une pleine liberté de parole et d’accepter qu’il se prononcera parfois contre des politiques adoptées par des ministères, et pas seulement en éducation. L’exemple de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) pourrait donner à ce propos des pistes d’action.
Le deuxième est l’atteinte à l’autonomie professionnelle des enseignants. Celle-ci existe, doit être préservée et est même une condition de l’application avec succès des méthodes éprouvées qu’on veut proposer. Il nous faut ici avoir une idée claire de ce en quoi consiste cette autonomie professionnelle, de ce qu’elle permet (faire des choix, adapter, être l’expert en classe) et ne permet pas. Pour prendre un exemple ailleurs qu’en éducation, et qui fera, je pense, l’unanimité, un médecin ne pourrait invoquer son autonomie professionnelle pour recommander à un patient qui souffre d’hypertension de consommer beaucoup de sel…
Le troisième piège serait d’oublier ou de négliger sa mission pédagogique. Car si l’INEE doit diffuser des savoirs, des résultats de recherches, il doit aussi enseigner à les lire, à en évaluer la portée, à reconnaître et à correctement évaluer les divers types de recherches qui se pratiquent.
Le quatrième serait justement de ne pas apporter les nuances qui s’imposent devant des résultats de recherches, de donner une impression de dogmatisme scientiste. Il faut reconnaître que toutes les recherches et méthodes ne se valent pas, que divers facteurs peuvent corrompre une recherche (revues prédatrices, commercialisation, idéologie, etc.) et que certaines conclusions sont plus probantes que d’autres.
Le cinquième piège serait que l’INEE ne s’applique pas à lui-même la médecine qu’il préconise pour les autres. S’il fait des recommandations, on doit savoir si celles-ci sont suivies. Si ce n’est pas le cas, alors pourquoi ? Et si c’est le cas, quels en sont les effets ?
Le sixième piège serait de ne pas prendre en compte la question des finalités et tout ce qui s’ensuit. Ces finalités, et cela est crucial, ne sont pas réductibles à des données factuelles, ne sont pas résolues par elles seules et font souvent débat. Pensez par exemple à l’égalité des chances en éducation et au concept d’éducation lui-même.
Finalement, le septième piège serait l’oubli de la philosophie de l’éducation et de la nécessité de produire des analyses conceptuelles. Encore une fois, ces questions ne sont pas résolues par la seule invocation de données factuelles et font souvent débat. Pensez à l’idée de laïcité, ou encore à la définition même de certains objets de recherches empiriques comme enseigner, apprendre, savoir…
Il faudra entre autres, pour éviter ces pièges, être très prudent dans la composition de l’INEE. À ce sujet, au détour d’une remarque qui a été faite, j’ai eu l’occasion de dire que je n’ai aucunement l’intention d’en faire partie.
Docteur en philosophie, docteur en éducation et chroniqueur, Normand Baillargeon a écrit, dirigé ou traduit et édité plus de soixante-dix ouvrages.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.