Les vagabondes cultivées

Il doit bien faire 40 degrés dans la serre dite « froide ». Les horticultrices sont accroupies au sol, plantant patiemment les petites pousses de lisianthus, une danseuse étoile de bouquets de fleurs. Une à une, en rang d’oignon dans les sillons, Amélia, Lucie et Chloé maternent les semis. Il fait une chaleur de sauna cet après-midi, 31 degrés Celsius à l’ombre et personne ne se plaint. Après 10 minutes, je suis déjà fatiguée malgré mes séances de yoga chaud hebdomadaires.
Chloé, la fondatrice de Floramama à Frelighsburg, dans les Cantons-de-l’Est, cultive une trentaine d’espèces, des achillées, des centaurées, des digitales, sur la terre de son ex. Au printemps, elle y met 65 heures/semaine, l’été un peu moins, jamais en bas de 50 heures. « Je vous arrose, les filles ? » dit-elle en levant le bec du boyau. Les coups de chaleur s’accentuent depuis deux ou trois ans, Chloé le remarque.
Elle a beau adhérer au mouvement « slow flower » — fleurs bios, locales, s’inscrire dans une communauté —, elle a beau aimer le métier de floricultrice, il y a peu de répit même si, à 39 ans, elle a déjà vu deux de ses trois garçons quitter le nid. Elle a semé tôt, accouché à la maison, dit aimer l’inconfort du changement. Le genre de fille enracinée dans la Terre-Mère et capable de réparer un système d’irrigation toute seule. Floramama est 100 % bio, 100 % féminine, et produit 10 000 bouquets par année étalés sur six mois. « C’est très exigeant mentalement et physiquement, explique Chloé. Les gens pensent qu’on s’habille en kimono et qu’on se promène avec un ciseau et un panier de jute dans un champ de fleurs sauvages. » L’image bucolique fait sourire.
Je vois ainsi le fait de planter, de cultiver et d’offrir des fleurs comme un acte d’amour immense
La floricultrice a étudié en sonorisation avant de se lancer dans le jardinage. Amélia, 28 ans, a quitté l’enseignement après quatre années et demie (comme la moitié des profs). Lucie, 58 ans, est une ex-TES (travailleuse en éducation spécialisée), passée d’un salaire de 35 $ l’heure à 16 $ l’heure dans les champs et d’un burn-out à une conversation intensive avec les cosmos. Elle a fait un cours en permaculture au Costa Rica il y a dix ans, tout vendu à Montréal début cinquantaine pour partir en van aux États-Unis faire le tour des écovillages et des petites fermes.
Ces femmes-là ont fait la démarche inverse de la génération de mes grands-parents, qui a fui la paysannerie pour migrer en ville, faire de l’argent, éduquer la génération suivante.
Retour à la Terre-Mère
Toutes scolarisées avec une profession, elles ont quitté la ville pour vivre en van ou dans une minimaison à la campagne, dans la simplicité la plus volontaire qui soit. Lucie n’a même pas l’eau courante dans sa cabane et Amélia est autonome, mais avec les rudiments d’une camionnette reconvertie.
Le retour à la terre est fait d’allégements et de renoncements, se double d’une évolution des mentalités. On tente aussi de reconstruire un modèle autosuffisant qui s’inscrira dans l’adaptation aux changements climatiques et dans le lien communautaire. Et la beauté des fleurs compense peut-être les soleils voilés par la fumée.
Joanie, 28 ans, a vécu en van trois ans et termine chez Floramama, où elle a travaillé l’été dernier également. Elle a étudié en communications (télé) et les fleurs lui ont guéri l’âme. « Les fleurs, c’est un lien d’amour direct envers les humains. Je cherche la vérité dans la terre, me connecter avec le vrai. J’ai pris un break du chaos. Ça ne me nourrit pas, les jobs payantes… »
Son amie Marjorie, qui travaille à la coop maraîchère Pied de céleri à Dunham, après des études en sciences de l’environnement, avait l’impression de faire partie d’un groupe de gens élitistes : « J’avais envie de travailler avec les humains et la nature, pas d’analyser les points de basculement et les effets d’albédo. » Ces jeunes femmes ont saisi que l’autonomie alimentaire est une urgence. « La nature, c’est de l’inattendu, constate Marjorie. Je n’avais pas compris l’importance des saisons avant d’être sur le terrain. »
De la nutrition à la terre nourricière
Pour Catherine, 28 ans, qui a laissé le Mile-End et une formation universitaire en nutrition avant un bac en littérature, la désillusion des études en nutrition s’est mutée en goût pour l’écologie appliquée. « Je suis un peu écoanxieuse, je me demandais comment incarner ça dans mon mode de vie. » En quatre ans, elle a travaillé chez Floramama, puis aux Jardins de la Grelinette à Saint-Armand, où elle en est à son deuxième été. « Les femmes, on s’est fait socialiser dans le care. On pense communauté, proximité, à qui on vend nos tomates. On est moins attirées par le modèle industriel, trop intimidant. » Ici, si un maraîcher perd ses plants de tomates en une nuit, ses concurrents viennent lui en porter le lendemain. « C’est une grande famille », constate Catherine.
Plus encore que les hommes, elles considèrent que l’agriculture a pour mission de nourrir la population, de protéger la biodiversité, de préserver les ressources naturelles et de favoriser l’autonomie alimentaire
Mais les fantasmes de fermes biopaysannes en permaculture se heurtent également à la réalité. « Ce n’est pas que ça, une agriculture de proximité, note Catherine. C’est dur sur le corps et l’esprit. Le contact avec la nature est cruel, le verglas, les gels, les canicules, les pesticides du voisin. La nature est sans pitié, tu peux tout perdre du jour au lendemain. Attache ta tuque en tab… »
Et l’insécurité financière au salaire minimum, le travail saisonnier ne font qu’ajouter à la difficulté. « Faire pousser de la nourriture, c’est un besoin vital. On a réalisé avec la pandémie que nous n’avions pas de souveraineté alimentaire. Les gens ne s’intéressent même pas à la provenance de leurs avocats. C’est ça qui est inquiétant pour moi. La littéracie alimentaire des personnes qui jardinent reste marginale et elles savent comment canner des betteraves pis quoi faire avec 50 livres d’aubergines. »
Quant à cultiver ses patates sans hommes pour prêter main-forte, Catherine n’y voit pas de problème malgré l’effort physique. « Quand tu n’as pas le choix, tu trouves des moyens. De toute façon, en culture maraîchère, ça prend plus d’endurance que de force. Et l’endurance, ce n’est pas genré, même si on a mal au dos le lendemain », souligne la jeune femme.
Cette école des femmes, dans le care, le sacrifice (encore), le lien et la sororité, pourrait bien devenir un modèle à suivre si tous leurs rêves ne s’envolent pas en fumée.
Le barbecue a toujours été revendiqué comme une activité de gars.
Adoré le livre Floramama de Chloé Roy, avec les photos amoureuses du photographe Stéphane Cocke. Un peu comme Jean-Martin Fortier (La Grelinette), avec son livre Le jardinier-maraîcher en 2015, Chloé nous offre un guide sur la culture des fleurs, qui met en valeur leur beauté. Si vous désirez suivre sa voie en floriculture, c’est le livre à se procurer. Tous les secrets, les trucs, les écueils y sont décrits et expliqués très généreusement. bit.ly/43qptY4
Le site de Floramama pour des abonnements et sa devise (ironiquement) « Tout feu tout fleurs / Setting the world on flower » : floramama.ca
Lu Sortir du rang. La place des femmes en agriculture de Julie Francoeur. Excellent essai qui montre que les femmes peinent à se tailler une place dans les champs au moment où nous aborderons une crise alimentaire sans précédent à cause des changements climatiques. « Dans la crise délétère qui frappe de ce fait non seulement l’environnement, mais aussi la santé des populations agricoles et non agricoles, les femmes sont appelées à jouer certains rôles qui jettent un éclairage nouveau sur la question de la division sexuelle du travail à la ferme. » L’autrice y parle de la contribution largement invisible des femmes, qui finit par se retourner contre elles. bit.ly/42uCTRB
Retrouvé avec bonheur Je me soigne avec les plantes sauvages d’Anny Schneider. Ce guide des plantes qui nous entourent vient d’être réédité une quatrième fois et remis à jour. Et ça commence par un poème d’Anny, une ode aux vagabondes utiles. La fée des bois de Shefford se penche ici sur 80 espèces invasives ou naturalisées, le myosotis, la molène, le cresson, les chardons, la pervenche, faciles à trouver à la campagne, en banlieue et même en ville. Ce livre est un grimoire utile, et l’herboriste-thérapeute Schneider peut soulager bien des maux. bit.ly/45SJ9FG
JoBlog | Pizzas et vins nature
Un livre de recettes de pizzas ? Que nenni ! Nous sommes dans la croissance personnelle, l’apéro où on refait le monde en partageant des légumes bios qui ont poussé sur le toit, des vins nature dont on connaît le viticulteur, la pâte à pizza au levain, la sauce romesco qu’on fait soi-même, l’amitié, le partage, l’emblème du 1er juillet et j’en passe. La pizza se mange sans faim, se prépare avec l’ardeur d’un Sicilien « quand il sait qu’il aura de l’amour et du vin », au feu de bois (repas de fin du monde, à n’en pas douter).
Quant aux recettes de légumes, ces carottes rôties avec marmelade de carottes et miel épicé, ce brocoli rôti avec pesto d’olives aux amandes, c’est miam. On se croirait chez Ottolenghi, mais nous sommes chez Elena, une pizzeria populaire de Saint-Henri. Pour les paresseux, c’est rue Notre-Dame. Pour les autres, c’est ici « Salade pizza vin et tant de bonnes choses d’Elena » : bit.ly/3MUmdx4
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.