Michel Côté en Albinie

Dans Au clair de la lune d’André Forcier (1983), un de mes films québécois préférés, Michel Côté jouait l’albinos Frank, sorte d’ange tombé du ciel aux cheveux sans doute tissés aux fils mêmes des nuages. Et dans ce duo comique du clown blanc et de l’Auguste, son amitié avec Burt, un ancien champion de quilles (Guy L’Écuyer) perclus d’arthrite, homme-sandwich pour la réclame du Moonshine Bowling, nous entraînait en poésie hivernale. Ce conte fantastique à saveur ducharmienne, plein de néons, de dragons, de violence, de culs-de-sac, de flocons et de rêve forgeait une mythologie montréalaise. Leur fabuleux tandem habitait une vieille Chevrolet. En un moment d’une folle drôlerie, les deux zozos, complètement saouls, chantaient à tue-tête : « Tempérance, tempérance, vertu des Canadiens français ». Vraie scène d’anthologie.

Les acteurs avaient gelé tout rond et Michel Côté n’évoquait le tournage hivernal qu’en frissonnant, mais avec une lumière au fond des yeux, car il était fier de ce rôle-là. J’ai longtemps regretté qu’il n’ait pas, à quelques exceptions près, dont C.R.A.Z.Y. bien sûr, creusé plus souvent la veine du film d’auteur, lui qui pouvait sauter d’un registre à l’autre.

Il aimait tellement faire rire les gens. Surtout au théâtre dans Broue, où l’énergie comique traversait la scène dans la grande communion du public et des trois auteurs-interprètes. À l’écran aussi, amuser, intriguer ou inquiéter en inspecteur, faire frissonner la large audience en flic papa ou en commandant Piché à la croisée des chemins était sa drogue. Il avait des origines modestes et s’en souvenait. Mais sa classe naturelle perçait ses rôles. Sa sensibilité profonde aussi. On sentait sa faille, cette chose fragile qui faisait craquer tout le monde, sur les planches, à l’écran, dans la vie. Une mélancolie sous le sourire.

Je me dis que l’interprète de Frank, qui avait promis à son compagnon d’Au clair de la lune de l’emmener un jour en Albinie, s’est peut-être envolé dans son monde blême. Car ce pays fictif était la mort ouvrant ses bras aux deux lurons bientôt congelés. Son personnage de jeune trentenaire blanchi, avec une trace d’innocence au fond des yeux, serait-il de retour au pays onirique ? On s’écrit bien des scénarios quand les gens disparaissent.

Au Monument-National, jeudi, des proches, des admirateurs et des amis diront un dernier adieu à Michel Côté. Le comédien de La petite vie faisait partie intégrante de la grande famille québécoise. Très proche du grand public, d’où cette pluie d’hommages émus depuis l’annonce de son décès. Comme si le temps s’était arrêté après la tombée de son rideau. J’aurai suivi de France la montée des émotions collectives, y greffant les miennes, avec des souvenirs collés dessus.

Et comment oublier ce Festival de Marrakech de 2005 où C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée était présenté avec sous-titres arabes (sacres y compris) devant une assistance marocaine, en général musulmane, loin des crucifix de cette famille montréalaise pur jus des années 1960 ? Il était si nerveux, Michel Côté, avant la projection, inquiet à l’idée que la différence des codes religieux des deux sociétés, face à l’homosexualité aussi, un des thèmes du film, ne débouche sur le bide. Je lui avais offert un grigri acheté dans les souks, qu’il tenait dans sa main tandis que les images défilaient, sous le silence glacial de la salle. Pas un murmure, pas un rire même devant les gags éprouvés. Puis soudain, au générique, cette pluie d’applaudissements sortie de nulle part. Un triomphe ! Ça alors ! Il me montrait son grigri salvateur, ah ! ah !, avant de nous chanter plus tard : « Emmenez-moi au bout de la terre », et cette soirée délirante resta dans les annales comme un moment magique. Pour son rôle de père de famille attachant, homophobe et protecteur dans C.R.A.Z.Y., l’acteur m’affirmait avoir l’impression — avec raison — d’avoir investi de nouvelles zones de lui-même. Certaines incarnations séduisent à la fois les médias et le public. D’autres moins.

Je me souviens de son chagrin en 2008 face à nos critiques négatives à la sortie de Cruising Bar 2, où il tenait toujours les quatre rôles masculins. Car la formule, franc succès commercial en 1989, mais écorchée par les médias, avait vieilli dans sa caricature. Il avait coréalisé le film cette fois avec Robert Ménard, s’était impliqué au scénario. Le public lui demeurait fidèle, mais il s’attristait de voir qu’en comédie, un registre plus difficile à concocter que le drame, le divorce entre la presse et la large audience soit aussi fracassant. Michel Côté aura fait la carrière qu’il souhaitait en visant d’abord les Québécois à l’émotion, au suspense et au rire. S’il mesurait à quel point son départ les a chavirés, son coeur se réchaufferait là-haut dans sa froide Albinie.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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