La métaphore d’Adam Smith
Il y a 300 ans naissait l’économiste écossais Adam Smith, souvent présenté comme le père du capitalisme libéral et grand défenseur du libre marché, peut-être moins du laisser-faire. De l’immensité de son ouvrage, la conscience populaire retient aujourd’hui cette fameuse « main invisible », une expression pourtant réductrice et soumise à maintes récupérations ou interprétations au fil de l’histoire. Une main invisible qui, si elle était interprétée au premier niveau aujourd’hui, trouverait son plus bel exemple de manifestation concrète dans l’univers numérique. Avec tous les ratés que l’on connaît.
On parle ici d’un univers plongé actuellement au coeur d’un débat sur une nécessaire régulation d’une intelligence artificielle faisant craindre l’Armageddon même par ses développeurs et ses créateurs. Où l’on défend l’existence d’une monnaie numérique antisystème multipliant les krachs sur le marché, lancée dans la foulée de la crise financière de 2008, qui se veut non fiduciaire et que ses adeptes souhaitent libre de toute intervention des banques centrales et de l’influence du dollar américain. Où les États peinent à contrer l’omnipotence des géants de la tech et de l’hégémonie oligopolistique des géants composant les GAFAM. Et où une finance décentralisée, lorsque débridée, multiplie les travers, comme a pu en témoigner une année 2022 plutôt désastreuse dans la cryptosphère.
Selon l’interprétation qu’ils en font, à cette main invisible les tenants du « longtermisme » opposeront la thèse philosophique soutenant que laissée à elle-même, l’humanité ne peut que se diriger vers l’apocalypse.
Sur le site La-Philosophie.com, on retrouve un petit résumé d’intérêt. Si elle n’est pas régie comme telle par une main invisible, la réalité présenterait des phénomènes de ce type, c’est-à-dire des situations où un ordre émerge naturellement ou spontanément, sans coordination voulue ni consciente des acteurs. « C’est notamment le cas sur Internet, où les activités se développent à partir des initiatives individuelles, sans autorité centrale et généralement avec plusieurs années d’avance sur le régulateur », lit-on.
Est-ce bien ce qu’Adam Smith défendait comme modèle économique ?
Petit résumé
Sur le site l’Économiste, on propose un bon résumé de la « main invisible ». « Selon cette expression imagée, il existe un processus naturel par lequel la recherche par chacun de son intérêt personnel concourt à l’intérêt général. Adam Smith considère ainsi que la poursuite de l’intérêt individuel (ou “la tendance de chaque homme à améliorer sans cesse son sort ”) entraîne pour chacun un comportement qui a pour effet d’aboutir, au niveau de la nation, à la meilleure organisation économique possible. »
« Pour cet auteur, le mobile “égoïste” qui amène chaque individu à améliorer sa situation économique engendre donc sur le plan national des effets bénéfiques en réalisant l’intérêt général comme si les individus étaient “conduits” à leur insu par une “main invisible”, véritable mécanisme autorégulateur du marché qui permet, grâce à la concurrence, une utilisation optimale des ressources productives. À cet égard, il convient de ne pas faire intervenir l’État au niveau économique pour ne pas perturber cet ordre naturel spontané fondé sur l’intérêt personnel de chaque individu. » Sur ce dernier point, il faut retenir que sa pensée s’articulait dans un contexte de corporatisme soutenu par l’État monarchique.
Un mobile « égoïste » qui serait « rationnel » par surcroît, comme si l’hypothèse de la rationalité de l’individu maintes fois sous-entendue dans les modèles économétriques était manifeste.
Une métaphore
À l’instar de Nostradamus, les thèses, théories et observations d’Adam Smith ont eu leur lot d’exégètes au fil de l’histoire, ouvrant la voie à des compréhensions ou à des récupérations parfois intéressées, voire opportunistes. Et ce, même si, contrairement cette fois à celui qui multipliait les prophéties interpellant l’imaginaire, Adam Smith déploie sa pensée et ses théories avec clarté. Mais quant à l’expression que l’on retient aujourd’hui comme étant le principal concept de son apport à la compréhension de la science économique, il faudrait plutôt la reléguer au rang de la métaphore.
Revenant au site La-Philo, il appert que l’expression n’apparaît qu’à trois reprises dans l’ensemble de l’oeuvre de l’économiste. Une seule fois dans Histoire de l’astronomie, une seule fois dans Théorie des sentiments moraux et une seule fois dans La richesse des nations. On parle donc d’une portion plutôt marginale de la pensée d’Adam Smith. Et d’un sens de l’expression que lui donne l’auteur pouvant varier d’un livre à l’autre. D’autant qu’en économie, Adam Smith a reconnu que même dans une économie mue par l’intérêt personnel, une division trop accentuée du travail comportait des effets délétères, l’efficience des marchés avait ses limites, l’émergence des crises témoignait de leur imperfection, et l’apparition de monopoles, de déséquilibres et d’inégalités sont autant de justifications à une régulation de l’État.
Sur ce point, La-Philo reprend une thèse défendue suggérant que « le lieu même de l’expression de la main invisible, le marché, semble plutôt être une création de l’État plutôt qu’un phénomène spontané. De ce point de vue, il existerait une main en réalité bien visible, celle de l’État. »
Entre une économie dite « socialiste de marché », où le capitalisme s’exprime sous un contrôle politique totalitaire et le libéralisme prônant le laisser-faire, la « main invisible » d’Adam Smith peut revêtir plusieurs sens. Même celui de l’ironie.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.