Mes batteries
Québec et Ottawa allongent, pour commencer, 300 millions de dollars aux pieds de General Motors. Une offrande pour que la multinationale américaine se lève et fasse sortir de terre, chez nous, une usine de batteries destinées à ses véhicules électriques. Dans ce dessein, la région de Bécancour a été rebaptisée « Vallée de la transition énergétique ». Il est bien possible qu’on finisse vite par parler d’une vallée de larmes.
« On est en train de bâtir une nouvelle industrie avec des milliers d’emplois payants », a affirmé François Legault. Le premier ministre s’en est félicité, planté à côté d’un gigantesque Hummer électrifié. L’industrie du faux-semblant sait y faire pour maintenir à flot de tels paquebots en les peignant en vert.
Une autre usine de General Motors avait ouvert ses portes au Québec. C’était en 1965, à Boisbriand. Les salariés y étaient, pour commencer, payés 25 % moins qu’en Ontario. Il s’agissait d’une « nouvelle étape » pour « l’essor économique du Québec », se félicitait Jean Lesage, le premier ministre du temps. Un « bond en avant », renchérissait ce Grand Timonier.
Mon père roulait avec une Chevrolet Impala fabriquée à Boisbriand. Sa Chèvre au Lait, comme disait Sol, était verte. À la fermeture de l’usine en 2002, tout était passé au rouge. GM ne fabriquait plus là-bas que la Camaro, avec un moteur capable de vous conduire au tombeau en criant ciseau. J’ai connu plusieurs dévots de cette auto. Ils vous expliquaient volontiers faire un acte de patriotisme en roulant en Camaro. N’étaient-ils pas plutôt, dans un ordre économique où ils n’étaient que des pions, voués à engraisser l’aigle américain tout en se faisant chanter alouette par leur propre argent ? L’usine de Boisbriand carburait aux prêts, aux subventions et aux allègements fiscaux consentis à GM. Après la fermeture de l’usine, il fallut même attendre encore quinze ans pour que le gouvernement du Québec se voie rembourser un prêt sans intérêt de 110 millions de dollars. Dans les mêmes conditions, Ottawa avait bradé 220 millions de fonds publics en faveur de GM.
« Dans ma Camaro, je t’emmènerai sur tous les chemins d’été », gueulait Steve Fiset à la radio, au temps où il partageait un appartement avec Pierre Bourgault, le tribun indépendantiste décédé il y a vingt ans cette année. La Camaro avait-elle de quoi nous conduire dans la douceur d’un pays meilleur ?
Au fil du temps, il y eut de rares automobiles fabriquées au Québec. La Champlain, je crois bien, fut construite à quelques exemplaires dans l’entre-deux-guerres. La petite Pony de Hyundai, assemblée à Bromont, devint au mieux, sous la plume de l’écrivain François Barcelo, un personnage de Cadavres, à ce jour le seul polar québécois publié dans la célèbre « Série Noire ». Près de Montréal furent assemblées sans succès des Peugeot, des Renault. Il y eut aussi la Manic. Le député Gérard Deltell, l’ombre de la main de l’ultra-conservateur Pierre Poilievre, est un grand collectionneur de ces voitures bricolées à Granby à partir de pièces françaises.
Bref, nous ne fabriquons pas d’autos au Québec. En revanche, nous savons fabriquer des trains, des métros, des tramways. Cependant, ce sont des automobiles que nous achetons et finançons en masse. Tant et trop. Tellement que le parc de ces véhicules augmente désormais plus rapidement que la population adulte !
Chaque année, m’explique Catherine Morency, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en mobilité à Polytechnique Montréal, les Québécois dépensent 33 milliards de dollars pour leurs autos. Et cet argent part à l’étranger. Comme si cela ne suffisait pas, nous finançons désormais, par l’entremise de l’État, des achats de véhicules privés hyperdispendieux sous prétexte qu’ils sont électrifiés, sans rien changer au final à cette équation déficitaire. Est-il vraiment raisonnable de concevoir que nous payons des subventions pour l’achat privé de rutilantes Audi, Volvo, Tesla et « Béhème Doublevé » ? Faudra-t-il répéter aux gens ordinaires de baisser le chauffage de leur appartement et de s’assurer de leur sobriété énergétique afin de permettre aux gens prospères de mieux circuler en Hummer et en Porsche Cayenne électrifiées ? « Je pense que nos enfants vont nous haïr », me répond Catherine Morency dans un soupir.
Penser en termes d’intérêt national et général, cela voudrait dire investir en priorité dans un transport que nous contrôlons et produisons : le transport collectif. Cela signifierait la mise en place, au plus vite, d’infrastructures pour alléger les déplacements de tout le monde. Tenez, Paris annonce préparer sa dix-huitième ligne de métro. Toutes proportions gardées, Montréal en compte 4,5 fois moins. La ligne jaune, inaugurée en 1967, continue de ne compter que 3 stations…
Le grand patron de GM avait un jour résumé ce vers quoi tendait la logique d’une telle compagnie. « Ce qui est bon pour General Motors, se vantait-il, est bon pour les États-Unis, et vice versa. » Inutile, autrement dit, de vous poser trop de questions, puisqu’on vous dit que c’est bon… D’ici l’an prochain, notez donc qu’il sera possible d’acheter une grosse Camaro, clone de celle produite autrefois à Boisbriand, mais en version électrique. Ce doit être bon, non ?
En attendant, il n’existe même pas de plan de réduction du nombre global d’automobiles au Québec. Des véhicules de plus en plus gros réclament encore davantage d’espace public que par le passé, en plus d’installations individuelles coûteuses pour être rechargés. Est-ce bien la production de batteries à proximité qui changera ce paysage de plus en plus désastreux ? La filière de la batterie constitue tout au plus une fuite en avant, au nom de faux-fuyants technologiques absurdes sur pratiquement tous les plans, résume Catherine Morency.
Cela dit, je vous signale que je fais une pause pour les prochains jours, loin de cette transe canadienne pour les voitures électriques. Considérez que je suis tout simplement arrêté pour recharger mes batteries.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.