Dans la peau
Mine de rien, ensemble, nous sommes en train d’ériger, envers et contre le rouleau compresseur de la standardisation, une petite suite de mots tout aussi denses qu’uniques pour raconter une multitude d’histoires de corps. Comme pour ouvrir la saison de nos premières journées caniculaires, alors que nous retirons des couches avant de promener nos corps sur les trottoirs de nos villes, il y a eu cette petite déferlante de réponses à mon appel aux récits de la semaine dernière.
Je vous y invitais justement à me raconter vos histoires de tyrannies du corps, vos luttes et votre désamour face à ce qui vous sert à la fois de véhicule et d’interface. Je vous le dis d’emblée puisque je n’ai pas réussi, à ce jour, à vous lire tous et toutes. Ce que vous déposez dans ma boîte courriel demande du temps et de la délicatesse, tant pour la lecture que pour la réponse. Je suis donc en train de le dégager, ce temps, qu’il me faut pour façonner l’écrin nécessaire à l’accueil de cette parole précieuse que vous avez lancée vers moi.
J’aime l’idée, pour ne pas dire la folie, de rédiger chaque fois une réponse qui ne mime pas d’avoir lu, mais qui a lu vraiment, loin des boîtes vocales qui nous assurent que notre appel est important, sur fond de musique aliénante. Je chéris encore l’idée de la vraie correspondance, de ces allers-retours de vous à moi, de tous ces messages qui commencent par Chère Lise, Alain, Alexis, Mia ou Camille. Je n’y arrive pas toujours et je le regrette tout aussi sincèrement. Je suis complètement ravagée par mon romantisme, mais je tiens à mes ravages, puisqu’ils me gardent souvent loin du cynisme ambiant et, quelque part, assez vivante pour faire face au réel.
Vous m’avez donc beaucoup écrit sur ce que des décennies de haine de vous-mêmes avaient tracé comme sillons douloureux et profonds dans vos esprits, sur ce que la faim avait creusé dans vos journées et sur ce que le monde vous avait renvoyé sur la place qu’il vous réservait, en fonction de votre apparence. Vous pouvez d’ailleurs encore le faire, jusqu’à la fin du mois, je récolterai de vos récits sur ce thème qui est si vaste, ce que bien des industries ont saisi malheureusement.
En vous lisant, j’ai cherché la lumière, celle que vous avez parfois, heureusement, trouvée, mais aussi, d’autres fois, de celle qui loge dans les détails, dans ces choses en apparence légères, mais qui, lorsqu’on s’y attarde, révèlent aussi des univers de signifiance. J’ai alors pensé à tous ces dessins que l’on choisit d’encrer dans notre peau, pour la faire jolie, pour raconter une histoire, pour masquer une douleur ou pour trouver un reste de rituel dans une société qui semble s’être dépouillée de tous ses rites. Parce que nous le chérissons parfois au-delà de ce que nous lui reprochons, nous prenons parfois ce temps pour inscrire à tout jamais, sur un bout de ce corps, un pan de notre rapport au monde, que nous choisissons aussi de présenter aux autres.
Je vous raconte donc, si vous le voulez bien, l’histoire de la baleine qui habite tout mon avant-bras, dans l’attente avouée que l’élan vous vienne en retour d’en faire de même, que nous puissions placer, aux côtés des histoires de douleur, des histoires de douceur.
Nous roulions vers la baie Georgienne, en famille. À l’avant, songeuse sur le siège passager, j’eus ce désir aussi soudain qu’inattendu de totémiser une baleine sur ma peau. Un flash, une impulsion, une lubie passagère ? J’oserais plutôt parler d’une « intuition », maintenant, pour désigner celle qui s’était imposée à mon esprit comme une révélation, telle une chose que j’apprenais, et que je ne choisissais pas réellement. Et comme chaque fois que les choses qui doivent nous arriver semblent vouloir nous arriver, la suite avait été d’une simplicité désarmante : j’avais trouvé, dès mon retour de vacances, la tatoueuse, le dessin, la date, et le tour était joué. Deux semaines plus tard, j’apprivoisais ma baleine, immense sur mon avant-bras, l’aimant comme on aime une forme d’altérité nouvelle en soi, qu’on sait qu’il faut faire sienne, même si elle a bien quelque chose d’étranger, encore.
Bien des années plus tard, une nuit, un rêve étrange était venu à moi. Pour la psy que je suis, rien de ce rêve ne m’avait paru anodin. Installée près d’un bassin d’eau de mer, je devais y choisir la baleine dans laquelle j’allais passer neuf mois. D’abord séduite par une orque majestueuse, je m’apprêtais à arrêter mon choix sur le mastodonte noir et blanc quand, brusquement, je me souvins du mot anglais pour le désigner : killer whale. « Il va me tuer, il a des dents, lui ! Non ! Je dois trouver ma baleine bleue. » J’attendais donc sagement que ma baleine arrive avant de plonger dans sa large gueule. Le rêve s’achevait sur cette image d’une baleine échouée sur la plage, avec moi, encore prise à l’intérieur, alors que je devais attendre qu’elle se décompose entièrement avant de sortir à nouveau et poursuivre ma vie.
Sans faire aucun lien de causalité, en osant me tenir aux côtés du discours rationaliste de mon époque, j’ose avancer ici avec vous que, quelques mois après ce rêve, on me découvrait un cancer, et que, tout au long des neuf mois que dureraient les traitements, je porterais avec moi une intuition, tatouée sur mon avant-bras, que je ne mourrais pas, non, que j’étais seulement, tel un Jonas ou un Pinocchio, en voyage au coeur de ma baleine, en train d’apprendre à ne plus me mentir, et qu’il en faudrait du temps, oui, avant de ressortir au grand jour et de me révéler telle que je suis.
Voici ma petite histoire de baleine.
Et vous, quelles sont vos histoires de tatouage ?
Psychologue clinicienne, Nathalie Plaat est autrice et enseignante à l’Université de Sherbrooke.
Appel aux récits
J’aimerais vous lire sur ces décisions, ces choix de couleur, ces regrets peut-être, mais surtout sur toutes ces signifiances qui prennent sur vos corps des allures de forêts, de chats, de têtes de mort ou d’autres formes géométriques.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.