Soyez prévenu, M. Guilbeault
La victoire de Danielle Smith lors des élections albertaines de lundi dernier compliquera certainement la vie de Steven Guilbeault. Le ministre fédéral de l’Environnement planche sur une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 42 % dans le secteur pétrolier et gazier (par rapport à leur niveau de 2019) d’ici 2030. Ottawa vise aussi la carboneutralité dans la production d’électricité au pays en 2035. Mme Smith était déjà en guerre contre ces deux politiques fédérales avant les élections provinciales. Réélue à la tête d’un gouvernement majoritaire, la première ministre albertaine entend maintenant poursuivre cette bataille avec encore plus de férocité pour faire plier M. Guilbeault.
« Nous devons nous unir, peu importe comment nous avons voté, pour lutter contre les politiques d’Ottawa qui seront bientôt annoncées et qui nuiraient considérablement à notre économie provinciale, a-t-elle déclaré dans son discours lundi soir. En tant que première ministre, je ne peux en aucun cas permettre que ces politiques soient infligées aux Albertains. »
Pour M. Guilbeault, il s’agit d’un moment de vérité. Modérera-t-il ses ambitions afin de limiter la grogne albertaine, quitte à ce que le Canada rate encore une fois ses cibles en matière de réduction des gaz à effet de serre ? Ou préférera-t-il continuer sur sa lancée afin d’atteindre ces fameuses cibles en forçant une réduction de la production pétrolière et gazière ? « Je suis persuadé que nous pourrons résoudre nos différends », a laissé tomber cette semaine M. Guilbeault en réaction aux commentaires de Mme Smith. Rêve-t-il en couleurs ?
Selon les données fédérales pour 2021, l’Alberta compte pour près de 40 % de toutes les émissions de GES au Canada. Ces dernières ont totalisé 670 millions de tonnes au niveau national et 256 millions de tonnes en Alberta, comparativement à 78 millions de tonnes au Québec et 151 millions de tonnes en Ontario. Quant aux émissions provenant du secteur pétrolier et gazier, au niveau canadien, elles s’élevaient à 190 millions de tonnes, dont environ 140 millions de tonnes en Alberta.
L’atteinte de la cible de réduction de 42 % des GES dans le secteur pétrolier et gazier « aurait pour effet d’enfermer notre pétrole », a souligné Mme Smith peu après avoir gagné la course à la chefferie du Parti conservateur uni de l’Alberta, l’automne dernier. « On me dit que cela nécessiterait une réduction de jusqu’à deux millions de barils par jour, ou presque la moitié de notre production… Faites le calcul, c’est la moitié de tous les emplois dans ce secteur, la moitié de nos redevances dans ce secteur, des milliards de dollars. »
L’industrie pétrolière mise sur les projets de captage et de stockage de carbone (CSC) afin de réduire ses émissions sans avoir à recourir à une réduction de la production. Or, même dans le scénario le plus optimiste, les compagnies pétrolières regroupées au sein de l’Alliance nouvelles voies (Pathways Alliance) prévoient une diminution de leurs émissions de seulement 22 % en fin de décennie grâce au CSC, et ce, seulement à condition que les gouvernements paient l’essentiel de la facture des projets associés. L’Alliance nouvelles voies avance le chiffre de 16,5 milliards en guise d’estimation des coûts des projets de CSC. Mais tout le monde sait que la véritable facture sera beaucoup plus élevée que cela. D’ailleurs, la technologie sur laquelle l’industrie compte pour atteindre ses objectifs en matière de gaz à effet de serre n’a même pas encore prouvé son efficacité, et ses coûts de développement ne cessent d’augmenter.
M. Guilbeault a promis de fournir plus de détails cette année sur la façon dont Ottawa entend procéder pour atteindre ses cibles de réduction des émissions dans le secteur énergétique. À moins que le ministre sorte un lapin de son chapeau, l’échéance de 2030 n’est pas réaliste. Ni celle de 2032, qu’il a évoquée l’an dernier en disant vouloir faire preuve de flexibilité. Il n’y a simplement pas de manière d’atteindre ces objectifs sans forcer une réduction de la production pétrolière au pays. M. Guilbeault trouvera assurément Mme Smith sur son chemin si jamais il s’efforce d’aller dans cette direction.
Il en est de même pour l’objectif fédéral d’atteindre la carboneutralité dans la production d’électricité au pays en 2035. L’ancien gouvernement néodémocrate de l’Alberta, sous Rachel Notley, a fait des avancées importantes sur ce front en réduisant la dépendance de la province au charbon — mais principalement en faisant construire de nouvelles centrales de gaz naturel. Bien que moins polluant que le charbon, le gaz compte actuellement pour près des deux tiers de la production d’électricité en Alberta, comparativement à 12 % pour l’éolien et 2 % pour l’énergie solaire. Et Mme Smith n’a aucune intention d’abandonner le gaz, de réserves duquel sa province regorge. « Il est logique de chauffer nos maisons au gaz naturel. Il est logique pour nous d’avoir des cuisinières à gaz, a-t-elle déclaré en mars dernier. Il est logique pour nous d’avoir de l’électricité alimentée au gaz naturel. »
Dans le même discours, livré lors d’une conférence du Canada Strong and Free Network de l’ancien chef réformiste Preston Manning, Danielle Smith avait qualifié les politiques fédérales en matière d’environnement de « risque existentiel » pour l’Alberta. Lundi soir, elle a dit que si Ottawa persiste avec ce genre de politiques, cela « mettra à rude épreuve la patience et la bonne foi des Albertains d’une manière sans précédent ». Soyez prévenu, M. Guilbeault.
Basé à Montréal, Konrad Yakabuski est chroniqueur au Globe and Mail.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.