100 ans de solitude au volant
Bien assis, seul dans ma voiture, j’ai régulièrement fait le parcours quotidien reliant Terrebonne et Côte-des-Neiges pour me rendre à l’Université de Montréal. C’était dans les années 1990. La congestion n’était pas aussi dense qu’elle peut l’être aujourd’hui. Mais après une année de ce calvaire en solitaire, j’en avais eu plus qu’assez. J’avais alors pris la décision de déménager près de l’université et de vendre ma voiture. Ce choix, d’autres ne peuvent pas le faire ou ne voudront jamais le faire.
Cela fait des décennies que nous entendons chaque matin la chorale des chroniqueurs de la circulation nous parler de bouchons, de congestion, de travaux, de cônes orange et d’autres entraves à la mobilité automobile. Être pris dans le trafic, soyons francs, ne fait le bonheur de personne. J’ose même croire que personne ne fait sciemment le choix de se jeter dans le trafic ; tous, nous le subissons. Mais quand nous sommes seuls dans notre voiture à l’heure de pointe, nous ne sommes pas seulement pris dans la congestion, nous sommes littéralement la congestion.
Il faut se souvenir que nous avons collectivement décidé de favoriser la mobilité individuelle. Avant que le monopole de l’automobile ne soit prononcé, la mobilité était collective et active. On vivait en commun dans nos villes. Certes, direz-vous, qu’il y avait des charrettes et des chevaux, mais cette mobilité n’avait pas d’effet direct sur l’aménagement des villes. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici.
Lorsque nous abordons les enjeux de mobilité, nous débattons immédiatement des moyens de transport. Pourtant, c’est une erreur de croire que le déplacement des humains est le fond du problème. On doit se déplacer pour certaines raisons au quotidien, que ce soit pour le travail, l’école, les loisirs, la consommation et bien d’autres activités. On doit partir d’un point A à un point B. Dans la très grande majorité des cas, le déterminant du choix de notre moyen de transport sera la distance à parcourir. J’ajouterais aussi la sécurité et la convivialité des déplacements.
Le problème de la mobilité n’est donc pas un problème de moyen de transport, à la base, mais bien d’aménagement du territoire. La liberté automobile a tout changé à nos perceptions de l’urbanisme. Pour favoriser la fluidité de la circulation, les autorités compétentes ont choisi de déconstruire nos villes en changeant la vision même de leur développement. Alors que nous habitions des villes construites pour répondre à la mobilité humaine, nous avons commencé à fabriquer des villes pour les voitures.
Il faut se rappeler les discours de ceux qui découvraient soudainement ce nouveau plaisir solitaire : à leur avis, les tramways dans les villes étaient la cause principale de la congestion. Depuis, nous avons réduit la largeur des trottoirs, élargi les routes et les autoroutes, étendu les villes encore et encore, toujours plus loin, et ce, avec toujours le même objectif : réduire la congestion automobile. Bilan des courses : non seulement on n’a jamais réduit la congestion, mais cette dernière est toujours plus dense.
Si nous voulons être en mesure de renverser la tendance, nous devons revoir la vision que nous avons développée de l’aménagement du territoire. Il existe plusieurs concepts qui ont été mis en avant au cours des dernières années pour répondre à cette problématique. On parle de « transit-oriented development » (TOD), qui mise sur la convergence de la mobilité et de l’urbanisme, tout comme la stratégie du « people-oriented development » (POD). L’idée de la ville 15 minutes s’impose aussi en misant sur des déplacements d’un quart d’heure pour tous nos besoins.
Ce sont là de bonnes idées, mais souvent, leurs principes ne s’appliquent pas aisément, sinon dans des villes où l’aménagement est déjà favorable à la proximité. Il y va tout autrement dans les milieux urbains entièrement construits pour l’automobile. Un TOD au milieu de nulle part ne changera pas la mobilité des personnes si on doit prendre sa voiture pour la presque totalité de ses déplacements. À l’inverse, ajouter un TOD en plein milieu de Montréal, c’est défoncer une porte déjà grande ouverte.
Bien entendu, il faut offrir des transports collectifs structurants à ceux qui ont de longs parcours à faire quotidiennement pour aller au travail. Cela va de soi. Toutefois, changer fondamentalement notre mobilité ne se fera pas sans mettre fin aux 100 ans de solitude qui nous ont permis de transiter de notre maison unifamiliale à nos destinations quotidiennes seuls à bord de notre royaume cylindré. C’est là que se trouve le grand défi des banlieues nord-américaines développées pendant le dernier siècle. Et ce n’est pas un petit défi. Il va falloir tout remettre en cause et même inventer de nouvelles formules en créant de la proximité dans des milieux tenus jusqu’ici pour improbables.
Nous avons mis moins d’un siècle pour transformer radicalement nos villes et expulser les humains du centre de nos préoccupations. Culpabiliser ceux qui sont pris seul dans leur voiture est contreproductif. C’est l’urbanisme, le vrai coupable de ce cul-de-sac. Reconstruire nos territoires est impératif. Mais on devra mettre beaucoup moins de temps pour y arriver qu’il nous en a fallu pour tout défaire. Le défi est immense, le problème, entier, mais incontournable. L’arrivée en force du télétravail dans nos vies nous mène déjà ailleurs, dans le bon sens. Sommes-nous prêts à rapprivoiser la vie en commun après 100 ans de solitude choisie ?
P.-d.g. de l’Institut de la résilience et de l’innovation urbaine, professeur et chercheur associé, François William Croteau a été maire de Rosemont–La Petite-Patrie.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.