Quand la détestation de soi fait vendre

Je rentrais chez moi. À l’arrière, mon bébé de quelques mois dormait dans son siège. Je venais de le mettre au monde et je luttais avec une chose que nous aurions été fort possiblement tentés de nommer « dépression post-partum ». Or, dans mon univers qui se vivait hors des catégories du DSM, je me sentais plutôt face à un nouveau pan de mon histoire, à un mal-être que j’avais déjà visité, mais qui, chute hormonale et manque de sommeil aidant, se faisaient seulement plus « criant ».

Entêtée que j’étais, je continuais d’éviter de réduire mon vécu à une liste de comportements à cocher, choisissant de pratiquer ces mêmes rituels qui, jusqu’à ce jour, m’avaient fourni ce qu’il fallait de force et de sens pour traverser ma vie : écrire et poursuivre mon travail analytique. Dire, symboliser, prendre le matériau vil de mes angoisses et tenter d’en extirper quelque chose qui m’agrandirait de l’intérieur, cela s’était imposé à moi dès l’adolescence, au moment où mes premières visites dans les catacombes de mon âme avaient débuté. La psychanalyse s’était ajoutée en cours de vingtaine et, dès lors, les deux étaient toujours restés indissociés.

Dans cette période de ma vie post-partum, écrire était nécessaire, comme boire ou manger. Je me levais avec une forme de détestation de moi érigée en empire, haïssant mon corps aussi flasque que mon énergie, étant persuadée d’être la plus mauvaise des mauvaises mères et cherchant ce qu’on avait bien pu me cacher sur la maternité pour que je sois à ce point surprise par tout le noir qu’elle pouvait contenir.

Les tranchées, de Fanny Britt, m’avait sauvé la vie, le Journal de la création de Nancy Huston aussi, ainsi que d’autres lieux où dire les tabous m’avait été permis. J’écrivais tous les jours une forme de journal, mais, plus que tout — et je souris en y repensant —, je pratiquais la rédaction de lettres d’opinion de manière complètement exagérée, tentant de jeter ma rage dans le grand monde, qu’il arrête d’être si laid, si dur, pour le bébé que je venais de lui offrir. (Fait cocasse, c’était aussi l’époque où je bombardais Le Devoir de mes lettres enflammées, sans qu’aucune d’elles soit jamais publiée, ce qui me valait de chercher dans la rubrique chaque semaine pour découvrir que je n’y figurais pas. Vous imaginez, alors, l’émotion ressentie quand on m’a proposé, douze ans plus tard, une chronique hebdomadaire ? Quelque part en moi, le souvenir d’une femme en post-partum n’y croit toujours pas).

Ce jour-là, je ramenais ma carcasse de mère épuisée vers la maison quand un panneau publicitaire croisé avait provoqué en moi le besoin urgent d’écrire à nouveau une de ces lettres. Sur le panneau publicitaire, on voyait, en gros plan, un ventre de femme, en tout point semblable au mien, attrapé par une main, la main de la femme en question, dans ce geste que toutes les personnes préoccupées par leur poids ont déjà eu ; ce geste qui prend la mesure du bourrelet, qui le saisit pour mieux le détester, pour donner une forme à ce qui est en trop, en surplus dans ce siècle qui ne sait que faire de tous ces corps qui ont tendance à vivre, seulement, et à laisser l’existence les travailler.

Ce panneau, qui me vendait une technique de réduction du gras par le froid, m’avait permis de saisir par les affects ce que ma tête de psy savait déjà depuis longtemps, à savoir combien l’industrie de la beauté, de la minceur et de l’objectivation des corps plantera toujours ses racines dans le terreau si riche de cette fameuse « détestation de soi » que tant de gens entretiennent envers eux-mêmes.

Dans ma clinique, j’avais déjà accompagné vers l’hospitalisation quelques jeunes patientes dont le pouls était devenu trop faible, tant elles étaient dénutries. J’avais déjà tenu, des heures durant, dans les catacombes d’autres âmes, devant le tyran anorexique, le monstre boulimique ou le pervers dysphorique qui assassinaient sous mes yeux impuissants de magnifiques personnes, les laissant échouées au fond d’elles-mêmes, dans le plus grand désert d’amour qui soit.

La lettre issue de ma colère avait été publiée dans mon journal régional, de sorte que je ne la réécrirai pas ici, même si, et c’est bien là toute la tragédie, je pourrais retaper chacun de ses mots, douze ans plus tard, en réaction à ce que j’ai entendu cette semaine dans ce segment « Tendances » de l’émission de Pénélope.

La chroniqueuse Sonya Bacon, aussi chargée de cours à l’Université de Sherbrooke et vice-présidente en stratégie marketing chez Archipel, y présentait les publicités qui assiègent en ce moment le métro de New York pour nous vanter les mérites de l’Ozempic, un médicament par injection qui, à la base, est destiné aux personnes diabétiques, mais qui, on le sait, provoque une perte de poids spectaculaire.

On y apprenait aussi que la compagnie pharmaceutique Novo Nordisk avait récemment investi plus de 42 millions de dollars en publicité. Je connaissais déjà l’existence du produit, l’abus qu’on en faisait ainsi que les potentiels dangers qu’il pouvait comporter. Toutefois, puisque je suis grandement sensible aux images, ce sont les impacts psychiques des procédés marketing, qualifiés très justement de « toxiques » par la chroniqueuse, qui m’ont ramenée à l’origine même de cette bonne vieille colère.

Sur le panneau de l’Ozempic à New York, un ventre de femme, encore, dans lequel on la voit s’injecter une seringue, avec cet appel : « une dose hebdomadaire peut vous faire perdre du poids ».

Douze ans plus tard, je continue de compter dans ma clinique un nombre effarant de personnes, jeunes et moins jeunes, affamées, complexées ou obsédées par l’atteinte d’une forme de beauté absolument désarticulée d’une existence qui serait habitée de l’intérieur. Si je sais qu’il y a, dans l’étiologie de ces états, plus qu’un simple conformisme aux normes ambiantes, je sais aussi reconnaître ce qui utilise le souffrant, pour seulement cumuler des actifs. Et quelque chose en moi, que j’ai peut-être ramené de tous mes voyages dans les catacombes, les miennes et celles des autres, refuse tout simplement de s’y habituer.

Écrire est encore ma seule option, combinée au travail de résistance accompli chaque jour, chaque séance, à tenir devant les tyrans intériorisés de chaque patient. Et si nous écrivions tous, ensemble, quelque chose qui nous vient du dedans, en résistance à ce qui, du dehors, nous encourage toujours plus à nous détester tels que nous sommes ?

Appel aux récits

Présentez-moi votre rapport à votre corps, à la minceur, au poids, parlez-moi de vos tyrans intérieurs ou de vos catacombes. Écrivez-moi à nplaat@ledevoir.com.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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