Seconde peau de seconde main

Ma robe de bal de finissante, je la rêvais rétro, incluant le bibi à voilette et les gants. J’avais 15 ans et mon budget était de 30 $ ; j’ai tout trouvé chez Eva B, sur la Main (qui existe toujours, un miracle). La robe de velours noir doublée en satin lilas — circa années 1940 ou 1950 — restait muette. J’aurais aimé connaître son histoire, ses moments de gloire, ses secrets de femme. J’ai toujours préféré les vêtements avec une histoire, comme une seconde peau que j’aurais adoptée, un conte qui connaît un rebondissement.
Encore aujourd’hui, je fréquente les friperies, les « swaps », entre amies, les braderies de seconde main. À tel point que les prix des vêtements neufs me semblent désormais prohibitifs. Je me suis habituée à payer un manteau 60 $, un pantalon 10 $, une chemise 5 $. L’autre jour, j’ai déniché dans une consigne une cape, 100 % laine et réversible, un morceau de qualité qu’on conserve toute la vie. « Je vends surtout des hauts depuis la pandémie », m’a dit le fripier. Les réunions Zoom ont révolutionné les garde-robes. La cape se porte moins.
Il est beaucoup question de vêtements et de l’une des industries les plus polluantes au monde — la mode — depuis quelques années. Il était temps. La fast fashion est pointée du doigt, on se sensibilise à l’impact environnemental, à la consommation de matériaux et d’eau de nos vêtements. Produire un t-shirt de coton nécessite 2700 litres d’eau, la quantité que boira une personne en deux ans et demi. Pour un jeans, c’est 10 000 litres, la moitié d’une piscine. À l’heure où l’or bleu devient un enjeu, il faudra choisir entre nos laitues et notre look.
La mode se démode, le style, jamais
Mais le chiffre le plus stupéfiant provient du documentaire Generation Rewear, produit par Vanish (une marque de détergent en Grande-Bretagne) et le British Fashion Council : nous fabriquons 100 milliards de pièces de vêtements par année sur la planète (dont 10 à 30 % ne seront jamais portés et seront détruits), mais nous avons déjà assez de vêtements pour habiller les six prochaines générations d’êtres humains. Je dis ça, je dis rien, mais suivre la mode devient peut-être superflu pour les 150 prochaines années ?
Génération fripe
La génération Z, celle de mon fils et de ses amis et amies, est réputée avoir adhéré à l’image de la fripe. Ils ont adopté ce style à la fois vintage (fin XXe siècle, en gros) et « artsy ». Et ils apprécient le fait de posséder une exclusivité, les modèles étant déclinés en un seul exemplaire.
Pour les générations X et Y, la fripe est devenue une façon de faire des aubaines, d’affirmer son originalité, de créer des événements. Les artistes ont toujours été des clients fidèles des friperies. Mon amie Maude, une chorégraphe, tatoueuse et danseuse de 33 ans, a créé « Les cossins à Gigi » (lescossinsagigi sur Instagram ou Facebook) durant la pandémie et elle revend des vêtements pour le plaisir. « J’ai toujours fripé. J’ai commencé à 12 ans : fripes, tam-tam et sandwiches au Santropol. J’allais à la chasse aux trésors. C’est devenu une passion, j’habillais mes amies, je créais des happenings. »
L’hiver dernier, Maude a organisé une friperie pop-up : « Cacao, tarot et cossins » au plus froid de l’hiver chez des amies. Je suis repartie avec un legging motif fauve (j’haïs les motifs fauves, en plus !) et un pantalon en suède. Une gang de filles « roots » et tatouées dans la trentaine papotaient assises sur des sofas en buvant du chocolat chaud amer et en commentant les vêtements essayés par les unes et les autres. Voilà comment on passe un samedi tranquille de janvier à la campagne : en jasant chiffons et en se faisant tirer aux cartes.
« Je ne fais pas vraiment d’argent avec ça, mais j’ai du plaisir, confie Maude. Et puis l’impact de la mode est désastreux. Je ne peux pas croire qu’on achète encore du neuf. Il faut se rééduquer. Moi, je recherche les vêtements avec une histoire dans les sous-sols d’église, je veux une âme, un tissu, de la couleur, et du fabriqué au Canada. Je déniche des trucs incroyables ! »
Outremont, prout-pas-chère
Récemment, je me suis retrouvée dans une vente mi-fin de ligne, mi-fripe, à Outremont, 10 $ de contribution à une cause de quartier et un verre de bulles en essayant des vêtements à peine portés. Le dimanche, tout était soldé à 10 $. L’organisatrice préférait le mot « vintage », mais il ne s’applique pas à des vêtements de ce siècle. Je suggère le « décrochez-moi-ça », un mot à pentures qui fait assez prout-ma-chère.
J’y suis allée avec mon amie Sophie, une Gen X, pro de la fripe depuis sa vingtaine et qui connaît toutes les marques. « Le vrai trip pour moi, c’est la liberté de trouver et de réinventer. De juxtaposer des coupes plus anciennes, des couleurs, de redécouvrir des styles qu’on ne me proposerait pas dans les chaînes standards. Marche dans un centre d’achats, on nous offre partout la même coupe. Cette saison, le pantalon se porte taille haute et large en bas et le chandail en crop top. » Et elle remarque que ceux qui avaient honte de leurs achats usagés et d’autres aubaines de vente de garage s’en vantent aujourd’hui.
La mode est la méthode la plus irrésistible et la plus efficace de manipuler de grandes collectivités humaines
« J’aime les vêtements, j’ai le sens du corps et du design, poursuit Sophie, j’aime les beaux tissus, créer et oser. Et puis, c’est une création qui n’est pas nourrie par les diktats d’une mode basée sur la vente rapide. Je n’ose même pas imaginer la vie de la personne qui a fait la couture de ma manche. »
Sophie a l’instinct d’une chasseuse et organise des échanges annuels où nous apportons nos vêtements à vendre à 10 $ le morceau. Ces rencontres finissent en party de filles, ginto et chips, en soutien-gorge dans la cour. Et les « invendus » sont redirigés vers une oeuvre de charité. Le cycle recommence. Le seconde main devient du troisième ou du quatrième main. Et ces amies de fripes, doublées de stylistes et de conseillères vestimentaires, nous permettent de nous accepter, d’être mieux dans notre peau un peu fripée aussi.
« Faire un événement ou y aller avec une amie, c’est une fête, note Sophie. Nos corps changent, on se redécouvre, on se conseille, on essaie, on rit. Pis on repart en ayant osé un peu. Ça rend heureuses, le seconde main. »
Aimé le documentaire Generation Rewear (2021). Des designers et des acteurs de la chaîne du vêtement proposent des idées créatives. Le visuel est léché, on rencontre des gens qui font de la reconstruction, du recyclage, du remodelage et de la réparation (en anglais British) : bit.ly/3BUwHYg
Consulté le dossier du magazine Protégez-vous « Comment s’habiller de façon plus écoresponsable ». Depuis 20 ans, la production mondiale de textile a… doublé !
Le vêtement le plus écolo est celui qu’on n’achète pas, le deuxième, celui qui a déjà été porté. Pour le reste, c’est un véritable cafouillis, d’arriver à s’y retrouver entre les matières, leur provenance, la distance parcourue, les conditions de travail des ouvrières, les ressources gaspillées, l’impact environnemental et la pollution, tant dans la production qu’au lavage. « L’enquête de Fashion Checker, une initiative du réseau mondial Clean Clothes Campaign, révèle que 93 % des 311 grandes marques de mode sondées sont incapables de prouver que les travailleurs de leur chaîne d’approvisionnement — dont environ 80 % sont des femmes — ont un salaire décent pour vivre. »
Un meilleur aperçu ici : bit.ly/434Gp6c
Des conseils de revente ici. Le jean mom (taille haute), les salopettes et le sac banane sont recherchés : bit.ly/3WyeLMr
Lu cet article dans The Guardian sur la génération Z et le boom des friperies « cheap, cool and kind to nature ». J’adore le terme anglais : « preloved clothes ». On y parle aussi de l’augmentation des ventes de charité (en anglais) : https://bit.ly/3MVN2lM
JoBlog | L’osstid quoi ?
C’est rare que je vous donne un devoir. Mais j’ose vous suggérer fortement de regarder le documentaire L’Osstidquoi ? L’Osstidcho ! le 28 mai (en rattrapage aussi) à Télé-Québec. On y retrouve Robert Charlebois, Louise Forestier, Yvon Deschamps et Mouffe en 1968 et leur Osstidcho analysé par différents artistes contemporains (dont la plupart n’étaient pas nés à l’époque), qui rendent hommage à la liberté et à l’affranchissement. On s’en reparle. Ça fait un bien fou 55 ans plus tard. Tant de liberté sous psychédéliques ne semble plus possible. Et désolée pour Serge (qui m’a écrit sur mes sacres), il ne va pas apprécier.
Une réalisation de Louis-Philippe Eno et un scénario de Francis Legault.
Bande-annonce : bit.ly/45v585m
Pour visionner le documentaire : bit.ly/3CcoQW9