Le droit de gagner de l’argent
La querelle qui, depuis quelques semaines, oppose Québec solidaire (QS) à la Coalition avenir Québec (CAQ) sur la question de la hausse du salaire des députés peut sembler futile, mais elle en dit beaucoup sur la vision de la société véhiculée par le gouvernement.
La CAQ a déposé début mai son projet de loi 24, qui propose une augmentation de 30 000 $ du salaire de base des élus de l’Assemblée nationale. Depuis, le torchon brûle, sur cette question, entre le gouvernement et le deuxième groupe d’opposition.
Bernard Drainville s’est mis les pieds dans les plats en soulignant, à gros traits maladroits, une distinction selon lui évidente entre la hausse de salaire proposée aux députés et celle que l’on refuse aux enseignantes. Puis, nouvel épisode de ce feuilleton, Québec solidaire s’est dit cette semaine déterminé à utiliser tous les moyens parlementaires à sa disposition pour bloquer l’adoption du projet de loi. Cela a donné lieu à un échange particulièrement tendu à l’Assemblée nationale entre François Legault et Gabriel Nadeau-Dubois.
François Legault a défendu son projet de loi en ces termes : les parlementaires sont aussi des pères et des mères de famille, qui ont le droit de gagner « le plus d’argent possible » pour donner le « plus possible à [leurs] enfants ». « C’est comme ça que je vois la vie, moi ! » a-t-il lancé, avant de quitter le Salon bleu en reprochant à Gabriel Nadeau-Dubois de dire « n’importe quoi ».
On comprend bien qu’avant tout, il s’agit d’un conflit de valeurs ; l’enjeu est symbolique, mais il est significatif. Cette insistance de François Legault à défendre le droit des parlementaires à un salaire « compétitif » est en droite ligne avec la conviction fondamentale qui semble animer ce gouvernement, soit que diriger le Québec est avant tout un projet d’affaires et que, pour « runner » une business, il faut se donner les moyens d’attirer les « bonnes » personnes.
Ce n’est pas un secret, cette posture se traduit à peu près dans tous les choix, dans toutes les orientations, de ce gouvernement. C’est dans son ADN, dans sa culture. Ce n’est pas un hasard si le Conseil des ministres de la CAQ compte plus de personnes issues du monde des affaires que les précédents gouvernements, comme le soulignait cette semaine l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) dans un billet de blogue.
Au Conseil des ministres, actuellement, le principal secteur représenté est le monde des affaires, avec 30 % des membres. Viennent ensuite les personnes issues du secteur privé (16,7 %) et du milieu juridique (13,3 %). C’est une proportion supérieure à celle des gouvernements de Philippe Couillard, de Pauline Marois et de Jean Charest.
Bien sûr, cela n’a pas empêché les précédents gouvernements de prendre plusieurs décisions complètement déconnectées des besoins des citoyens, surtout les plus vulnérables (personne ne l’oublie). Il n’est pas non plus surprenant que les élus soient, en vaste majorité et peu importe le parti, des professionnels issus de milieux où l’on jouit d’occasions favorables, d’un certain pouvoir et d’un certain capital symbolique. Toujours est-il que le fait que ce gouvernement compte autant de gens issus du monde des affaires en particulier a des effets concrets.
Cela s’accompagne d’une importation claire et décomplexée des façons de faire du milieu des affaires dans la conduite de l’État et dans l’élaboration des politiques publiques. Cela dicte une proximité intense et assumée avec les réseaux où, pour le dire grossièrement, la valeur cardinale, c’est l’argent et, corollairement, le pouvoir. Pierre Fitzgibbon n’a jamais rougi des blâmes reçus pour ses conflits d’intérêts et ses amitiés inappropriées ; il s’en est même félicité plusieurs fois.
Cela façonne le rapport du gouvernement aux travailleurs et, surtout, aux organisations syndicales. Rarement a-t-on vu un premier ministre adresser des reproches aussi explicites aux représentants syndicaux, dans le cadre des négociations du secteur public.
Cela se manifeste dans l’atrophie relative du muscle démocratique à l’intérieur même du parti. On l’a bien vu lors de son récent congrès : c’est un parti où l’on débat peu, où l’on se présente dans les instances pour féliciter le chef et affirmer son adhésion à la marque.
C’est aussi ce qui se reflète dans la nomination imminente de l’ancien p.-d.g. de la Caisse de dépôt et placement, Michael Sabia, à la tête d’Hydro-Québec. Les échos sont enthousiastes du côté du monde des affaires, tandis que la décision est accueillie avec scepticisme, voire inquiétude, par les experts en gestion de l’énergie. Alors que le Québec arrive à un point critique de sa transition énergétique, on craint que cette nomination signale des priorités d’un autre ordre.
Il y a sans doute des arguments légitimes pour justifier l’augmentation de salaire des élus, mais ici, il faut la lire dans son contexte, et alors cela apparaît plutôt comme une lubie de François Legault, qui s’inquiète de ne pouvoir continuer à s’entourer d’entrepreneurs, de gestionnaires, de patrons — bref, de gens comme lui — pour faire rouler une certaine business nommée « gouverner le Québec ».
Chroniqueuse spécialisée dans les enjeux de justice environnementale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.