Mousquetaires!

J’ai vu avec délectation Les trois mousquetaires. D’Artagnan, le récent film du réalisateur français Martin Bourboulon dont le Québécois Nicolas Bolduc a assuré la direction photo. J’ai toujours aimé cette vigoureuse histoire de cape et d’épée et je suis, depuis longtemps, un fervent amateur de westerns. Cette adaptation de l’oeuvre d’Alexandre Dumas, qui emprunte aux deux genres, m’a donc ravi.

En entrevue au Devoir, Bolduc disait vouloir, avec ce film, « un truc poussiéreux, sale, patiné ». La réussite, à cet égard, est patente. Les héros « sont sales et mal rasés comme des cowboys de Sergio Leone », écrit le critique Éric Neuhoff dans Le Figaro. L’oeuvre, pourtant, demeure pleine d’éclats. Si l’image est sombre, ajoute le critique, « l’ennui y est banni » et « il y a du souffle à foison ». Dans Le Devoir, François Lévesque parlera d’« un divertissement de haute tenue, à la fois robuste et élégant ».

Je partage pleinement ces jugements, raison pour laquelle je me désole de constater que les Québécois ont en grande partie boudé ce film au profit de quelques insignifiantes superproductions américaines. Mario Bros. nous parle désormais plus que D’Artagnan ? J’appelle ça une baisse de niveau.

Selon Claude Schopp, spécialiste de l’oeuvre d’Alexandre Dumas père, l’auteur des Trois mousquetaires, roman publié en 1844, voulait « instruire en amusant ». Il n’écrivait pas tant des romans historiques, explique Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française (Le livre de poche, 2009), que « des romans avec de l’histoire », pour conserver son entière liberté narrative. Dumas, ajoute le critique, « a le sens du récit » et « sa grande qualité, c’est l’entrain ».

Avec lui, ça déménage, d’autant plus que la substance s’accompagne de pointes d’humour subtil. Dans le film de Bourboulon, par exemple, D’Artagnan, à la poursuite de la perfide Milady pendant un bal au palais de Buckingham, intègre quelques pas de danse à sa traque pour faire illusion. Dumas aurait aimé ça.

Il y a plus encore. L’oeuvre la plus célèbre de Dumas, sous des dehors à la fois chevaleresques et gaillards, a une profondeur philosophique. En 2014, le théâtre Denise-Pelletier en présentait une adaptation dans une mise en scène énergique de Frédéric Bélanger. À cette occasion, le philosophe Normand Baillargeon avait rédigé un texte d’accompagnement, repris dans son livre Sur l’agora (Poètes de brousse, 2017).

Pour Baillargeon, Les trois mousquetaires est un grand livre sur l’amitié. Non pas l’amitié fondée sur l’intérêt ou sur le plaisir pris en commun, mais l’amitié intime, fondée sur l’admiration mutuelle. La complicité entre les mousquetaires, écrit Baillargeon, repose « sur un grand respect pour certaines qualités qu’ils reconnaissent en l’autre et qui les inspirent : le courage, l’honnêteté, la fidélité, par exemple ». C’est une amitié faite d’un « désir de connaissance et de perfectionnement ».

Et l’oeuvre de Dumas, si chaleureuse, si vivante, permet au lecteur, magie de la littérature, de devenir ami avec les personnages qu’il accompagne et de dire avec eux « tous pour un », en découvrant une part du monde et de lui-même.

Le philosophe André Comte-Sponville partage lui aussi cet attachement pour les mousquetaires. Dans La clé des champs et autres impromptus (PUF, 2023), son plus récent recueil d’essais, il affirme même que « tous les livres [qu’il a] écrits, ces milliers de pages, ce n’était que pour donner à Athos la philosophie qu’il mérite… »

Le tempérament mélancolique du philosophe n’est plus un secret pour ses fidèles lecteurs. Dans un prenant essai simplement intitulé Maman, Comte-Sponville trace un déchirant portrait de sa mère, malheureuse et alcoolique, qui lui a fait croire, malgré elle, que la joie était factice et que la tristesse tenait de la vérité. Seule une longue fréquentation de certains génies de la philosophie — Épicure, Spinoza, Pascal et Montaigne — a permis à l’auteur de comprendre que « ce n’est pas la vérité qui est triste, mais notre incapacité à l’accepter comme elle est ».

On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que Comte-Sponville trouve en Athos « le héros mélancolique par excellence », un ami à qui il consacre ici un splendide essai. En présence de ses amis, écrit Dumas, Athos sourit souvent, mais ne rit jamais. Trahi par la femme de sa vie qu’il a fini par tuer, il traîne un désespoir insurmontable. D’Artagnan s’extasie néanmoins devant sa grandeur d’âme, au point de le considérer comme « l’homme parfait ».

Comte-Sponville voit justement la noblesse du personnage dans son « courage du désespoir ». N’ayant plus rien à perdre, il n’a peur de rien, même pas de la mort, ce qui le rend absolument libre.

La philosophie, conclut Comte-Sponville, enseigne cela, mais la littérature, quand elle est grande, le fait vivre. Et Mario Bros., lui, ne sait pas de quoi on parle.

 

Chroniqueur (Présence Info, Jeu), essayiste et poète, Louis Cornellier enseigne la littérature au collégial.

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