Au pays des lacs
Au Canada anglais, on l’appelle encore « Victoria Day », pour souligner l’anniversaire de la souveraine qui imposa le corset moral et suprémaciste de l’Angleterre à la moitié de la planète, et dont l’impériale progéniture continue de régner symboliquement — et quel puissant symbole ! — sur le dominion voisin, le Québec étant le seul, avec sa Journée des patriotes, à proclamer que le roi est nu.
Traditionnellement, cette longue fin de semaine marquait le début de l’été réel, avec l’ouverture de la pêche au doré et au brochet sur les lacs du Nord et le retour des mouches noires — parfois mêlées de quelques flocons de neige.
Si j’en parle au passé, c’est qu’il m’arrive de me demander s’il existe encore, au Québec, des « chalets d’été », pas chauffables, inhabitables en hiver, des chalets comme celui du mononcle Ti-Oie de mon enfance, où un chauffe-eau était un luxe inconnu. Une de ces constructions un peu croches qu’on allait rituellement fermer à l’Action de grâces — arrêter la pompe, vider les tuyaux, enchaîner solidement le quai à la terre ferme pour l’empêcher de partir avec les glaces, puis la dernière touche : étançonner la cabane à l’aide de quelques madriers pour prévenir l’effondrement du toit sous le poids de la neige.
Je nous revois arc-boutés sous ces grosses pièces de bois comme des mineurs de Zola au fond de leur galerie. Le mononcle poussait le scrupule jusqu’à suspendre tous les matelas au plafond grâce à un système de poulies compliqué, et cela, afin d’empêcher les souris d’y élire domicile. Des heures de plaisir.
Quand je regarde au bord des lacs aujourd’hui, je vois surtout des bâtisses aux allures de maisons de banlieue.
Ces chalets en bois rond d’avant notre ère de villégiature tout confort et d’étalement urbain, il fallait, au printemps, les rouvrir, une entreprise qui attendait le premier jour férié de l’année et qui marquait le passage des saisons aussi sûrement que la floraison des trilles et le retour de la grive solitaire.
Oui, en ce week-end des patriotes, je me souviens : la glace a calé depuis quelques semaines, les enragés du hors-bord hibernent encore et le lac est bleu comme de l’encre et bien tranquille. Il est vivant, mystérieux. Le huard fend l’eau en maître des lieux, et peut-être que l’achigan frayeur est déjà de garde sous les planches vermoulues du quai. Les nuits sont si calmes que le soir venu, le balbuzard pêcheur regagne son perchoir dans la fourche du tremble mort qui domine le chalet.
Comme tous ses semblables disséminés entre le quarante-cinquième parallèle et le nord de l’Abitibi, ce lac appelle la ligne et l’hameçon, il appelle la pagaie, et quand on bûche une corde de bois de chauffage, ou qu’on revient de courir quelques kilomètres ou d’en pédaler quelques dizaines, la moindre percée de soleil devient une invitation à piquer une tête au bout du quai.
Trop froid, direz-vous, ramollis que vous êtes par vos piscines chauffées comme des baignoires. Jamais avant la Saint-Jean-Baptiste, disaient les Ti-Oie de ce monde. Mais même après la Saint-Jean, on avait plus de chances de tomber sur un ours en cueillant des framboises dans la montagne que de le voir en maillot de bain.
Depuis un bout de temps déjà, je voulais écrire sur la natation, ce sport du retour aux sources pour les protozoaires que nous fûmes, frétillant dans la soupe originelle. Il faut croire que les piscines publiques où me traîne parfois ma famille ne m’inspirent pas trop. Cette atmosphère verdâtre et piailleuse de volière aquatique. Comme dirait quelqu’un que je connais : ça change de bocal. Mais justement, nager dans un bocal fait figure de piètre succédané aux yeux de celui pour qui faire trempette est le summum de la communion avec la nature sauvage.
Il m’arrive, c’est vrai, d’envier les torpilles humaines qui, l’hiver, enchaînent imperturbablement les longueurs de piscine pendant que les joggeurs dans mon genre pataugent dans la sloche des caniveaux. Et je ne désespère pas d’apprendre à nager, un jour, un crawl potable.
En attendant, payez-vous tous les dauphins des Caraïbes que vous voudrez et laissez-moi nager tranquille avec les huards de mes lacs, ceux qui tolèrent mes brasses maladroites et me laissent approcher, immergé jusqu’aux narines, assez près pour distinguer leur langue rose quand ils renversent la tête et échappent un long ricanement. Il m’est aussi arrivé de marsouiner à quelques mètres d’un castor rondouillard qui flottait comme un billot, et tandis que je lui tenais compagnie, je m’attendais à moitié à ce qu’il s’adresse à moi dans le dialecte couinant des Ewok de la lune forestière d’Endor.
Dans un de mes plus beaux souvenirs de voyage, je sors d’un antique sauna finlandais en bois rond, quelque part du côté de la Carélie du Sud, et me fustige avec des ramilles de bouleau frais avant de galoper tout nu comme un dératé vers le bout du quai et la liberté. On était à la fin août, l’équivalent du mois de novembre à cette latitude, et l’eau était glacée. Mais s’il est une chose que les Finlandais ont comprise depuis longtemps, c’est que tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts.
Il existe, en Finlande, une loi appelée Joka miehen oikeudet (« les droits de l’homme ordinaire ») qui stipule que nul ne peut empêcher quelqu’un de fréquenter une forêt, fût-elle privée, si cette personne s’y trouve pour pêcher à la ligne, cueillir des baies ou des champignons ou pratiquer, dans le respect de l’intégrité naturelle des lieux, toute autre forme d’activité récréative ou nourricière.
Voilà une véritable culture du territoire. Une telle loi, appliquée aux berges de nos lacs, achèverait à merveille l’oeuvre de « déclubage » du gouvernement de René Lévesque. Cela dit, j’écris ceci à 90 kilomètres de la frontière américaine, un 17 mai, et il neige à plein ciel. Bonne baignade !
Romancier, écrivain indépendant et chroniqueur sportif atypique, Louis Hamelin est l’auteur d’une douzaine de livres.