Les orphelins politiques

Depuis l’élection de Pierre Poilievre à la tête du Parti conservateur du Canada (PCC), on assiste à un durcissement du discours politique, et ce, des deux côtés de la Chambre des communes à Ottawa. M. Poilievre ne manque jamais une occasion d’affubler ses adversaires libéraux de l’étiquette woke. Les libéraux accusent le PCC de M. Poilievre d’avoir emprunté la rhétorique politique des disciples du MAGA (Make America Great Again) de Donald Trump. Le clivage politique atteint un niveau jamais vu auparavant au pays. La politique canadienne s’américanise à un rythme inquiétant.

C’est la raison pour laquelle un groupe de conservateurs déçus songe à créer un nouveau parti fédéral qui se situerait au centre de l’échiquier politique avec pour but de courtiser ces « red tories » et ces « blue grits » devenus orphelins politiques depuis quelques années. Ce groupe, nommé Centre Ice Canadians (Force au centre en français), se donne jusqu’au 20 septembre pour décider s’il va se transformer en parti politique.

« Les sondages montrent que les Canadiens en ont assez des discours extrémistes et recherchent un dialogue respectueux, lit-on sur le site Web du groupe créé durant la dernière course à la chefferie conservatrice, en 2022. Nous voulons engager nos concitoyens à rétablir la confiance du public dans nos institutions, notre pays, et les uns les autres. »

Le groupe compte l’ancien ministre progressiste-conservateur néo-brunswickois Dominic Cardy et la commentatrice et stratège politique Tasha Kheiriddin parmi ses têtes d’affiche. Mme Kheiriddin avait coprésidé la campagne à la chefferie du PCC de Jean Charest ; M. Cardy a claqué la porte du Conseil des ministres du premier ministre Blaine Higgs l’an dernier lorsque ce dernier avait annoncé l’abolition du programme d’immersion en français dans les écoles anglophones de sa province ; M. Higgs a cependant reculé sur ce sujet en février.

Les experts ne sont pas très optimistes quant aux perspectives de réussite d’un nouveau parti centriste sur la scène fédérale. L’argent est le nerf de la guerre en politique, et le PCC continue à dominer en ce sens. Celui-ci a récolté 8,3 millions de dollars en dons durant le premier trimestre de l’année, contre 3,6 millions de dollars pour les libéraux. Il n’empêche que l’existence même de Centre Ice Canadians témoigne du mécontentement de beaucoup de conservateurs et de libéraux modérés quant au glissement vers les extrêmes de leur parti respectif.

Tous ceux qui s’attendaient à ce que M. Poilievre se rapproche du centre politique après avoir gagné la course à la chefferie du PCC se sont trompés royalement. Ses interventions en Chambre et sur les réseaux sociaux sont aussi cassantes qu’avant, sinon plus. Cette semaine, il a présenté une motion en Chambre sommant le gouvernement libéral de mettre fin à tous les programmes d’approvisionnement en drogues sécuritaires, ainsi que de retirer les autorisations permettant à la Colombie-Britannique de décriminaliser certaines drogues. « Le crime, le chaos, les drogues et le désordre font rage dans nos rues, a-t-il martelé. On nous dit que distribuer et décriminaliser les drogues dures va réduire le nombre de surdoses. Ces soi-disant experts sont des théoriciens utopiques. »

Une question aussi délicate et déchirante que la crise des opioïdes mérite un traitement un peu plus nuancé par un aspirant premier ministre. M. Poilievre joue toujours le matamore afin de mobiliser sa base populiste et de ramasser les dons.

Pendant ce temps, le Parti libéral du Canada (PLC) s’est éloigné du centre sous Justin Trudeau, à un point tel qu’il ne se distingue presque pas du Nouveau Parti démocratique (NPD) sur la plupart des questions politiques fédérales. La responsabilité fiscale, qui fut la marque de commerce du parti sous Jean Chrétien et Paul Martin, a été écartée, avec pour résultat que les libéraux modérés et les gens d’affaires boudent le parti. Le PLC ne récolte qu’autour de 30 % des appuis dans les sondages depuis plusieurs années déjà.

La répartition plus « efficace » du vote libéral avait permis au parti de gagner les deux dernières élections fédérales, quoiqu’au statut minoritaire, alors que la concentration du vote conservateur dans l’Ouest canadien et dans les circonscriptions rurales avait joué contre le PCC. Certains observateurs de la scène politique suggèrent qu’une victoire majoritaire de M. Trudeau aux prochaines élections passerait par une alliance formelle avec le NPD.

Selon un récent sondage Léger, 41 % des électeurs canadiens appuieraient une alliance libéral-NPD, contre 39 % qui voteraient pour le PCC. Il est toutefois peu probable qu’une telle alliance survienne. Si M. Trudeau demeure à la tête du parti lors du prochain scrutin fédéral, le PLC va vraisemblablement miser sur le vote stratégique d’assez de militants néodémocrates pour bloquer le chemin à un Pierre Poilievre trop à droite. Et nos clivages politiques iront en s’accentuant.

Basé à Montréal, Konrad Yakabuski est chroniqueur au Globe and Mail.

À voir en vidéo