Bouchard pour la nation
Pour l’histoire nationale (Boréal, 2023, 396 pages), le plus récent essai de Gérard Bouchard, est costaud. L’historien quasi octogénaire, en grande forme intellectuelle, y donne sa pleine mesure en exprimant ses convictions fondamentales.
En ouverture de ce grand ouvrage, Bouchard se livre à un constat civilisationnel. « Notre siècle, écrit-il, a perdu le sens de l’histoire », nous privant ainsi d’une vision claire non seulement du passé, mais de l’avenir. On peut parler d’un « vide symbolique », d’une « perte d’âme », et peut-être même aller jusqu’à dire, comme Fernand Dumont le faisait en 1976, que cette crise frappe plus fortement le Québec que d’autres nations.
Pour la majorité, la religion n’est plus pourvoyeuse de sens et l’institution politique est en panne de crédibilité. Le cadre national, bien qu’ébranlé lui aussi, survit néanmoins comme espace de droit, de démocratie et d’appartenance, mais la transmission culturelle, nécessaire au partage « des valeurs indispensables à la bonne marche de toute vie collective », écrit Bouchard, est à la peine.
Dans ces conditions, l’école apparaît comme une des seules institutions à même de renverser la vapeur et l’histoire nationale, comme la matière par excellence dans cette mission. Il ne s’agit pas, précise l’historien, de revenir à l’époque où l’on chantait sans esprit critique la grandeur de la nation, mais de retrouver la « capacité d’émouvoir et d’éduquer grâce au double pouvoir de l’analyse et du récit, de la raison et de l’émotion », en intégrant « dans le discours sur le passé une vision pluraliste et critique », dans le respect des fondements symboliques de la société québécoise.
Bouchard récuse les thèses de ceux qui accusent l’histoire nationale d’être porteuse d’un nationalisme toxique. Dans sa version libérale, explique-t-il, la nation se fonde « sur la liberté, la démocratie, les droits de la personne, le pluralisme, la non-violence, la recherche de l’égalité sociale et le rejet du magistère abusif des Églises ».
Toute population, de plus, pour devenir une société, doit se donner « un tissu culturel qui est la condition d’une appartenance, d’une solidarité et d’une confiance mutuelle, lesquelles rendent possibles la gestion de l’État, l’institution d’une véritable citoyenneté et l’exercice de la démocratie ». Pour devenir des citoyens engagés dans leur société, les élèves ont besoin d’entretenir un lien affectif avec cette dernière. Dans cette mission, l’histoire nationale s’impose comme la discipline par excellence.
Il faut, pour cela, qu’elle sache faire une juste place aux minorités comme à la majorité, qu’elle intègre, donc, la diversité dans le récit national. Pour y arriver, Bouchard propose le modèle de l’histoire intégrante. Il s’agit de partir des valeurs célébrées dans la société actuelle et d’en faire la généalogie. Ces valeurs sont celles qui sont consignées dans nos lois et nos chartes, ce qui inclut notamment la langue française et la laïcité, ainsi que des valeurs au statut informel, comme l’entraide, la solidarité, un rapport harmonieux à l’environnement, le respect envers les aînés, etc. Sur cette base, majorité et minorités peuvent se retrouver. En faisant l’histoire québécoise de ces valeurs et idéaux, chéris, mais parfois bafoués, on leur donne « plus de substance, une vie plus concrète », note Bouchard.
Procéder ainsi permet d’explorer les fondements symboliques de notre société. Le processus se fait en deux sens. Cette histoire montre, d’abord, comment le Québec s’est approprié des valeurs universelles comme la liberté, l’égalité et la démocratie. Elle montre, ensuite, comment des expériences propres au Québec — les rébellions de 1837 et 1838, par exemple — s’inscrivent dans une trame universelle, celle, ici, des mouvements de décolonisation. Cette histoire nationale prend donc des accents universels rassembleurs, tout en demeurant typiquement québécoise.
Bouchard commence son ouvrage en parlant d’un vide symbolique qui affecte la société québécoise. Il constate, en conclusion, que l’histoire nationale, obsédée par la neutralité depuis la Révolution tranquille, n’a pas su combler ce vide.
Dans des pages réjouissantes, Bouchard plaide donc pour une histoire qui, bien que rigoureuse, ferait place à « la dimension émotive qui est au coeur à la fois de la vie sociale et de la mémoire collective », ne craindrait pas de valoriser des héros d’hier et réintroduirait le récit dans la présentation du passé pour redonner son humanité à une discipline qui s’appauvrit en se contentant d’analyses froides et factuelles.
Les vrais héros de notre histoire, lâche-t-il en fin de programme, ce sont les gens du peuple qui, depuis la fondation de la Nouvelle-France, ont su résister aux ambitions des élites coloniales. Et le peuple aime les histoires, surtout quand elles sont vraies.
Chroniqueur (Présence Info, Jeu), essayiste et poète, Louis Cornellier enseigne la littérature au collégial.