Lettre à la femme qui fume
Elle fumait peu, ou en tout cas elle aimait le croire, le dire, comme le font tous ceux et toutes celles qui ont un peu honte d’aimer encore quelque chose qui a tendance à tuer.
Elle fumait comme on suit le lapin blanc d’Alice, pour renverser l’état de son monde, pour accéder à une autre partie de la nuit, pour la déclarer ouverte, en fait, la nuit ! Elle fumait comme on fait un doigt d’honneur à tous ces cadres dans lesquels elle essayait d’entrer, mais qui lui faisaient toujours un peu l’effet de vêtements trop serrés. Elle fumait pour garder quelque chose en elle d’un peu punk, pour continuer de conjurer la mort, pour se tenir encore au-dessus de ce qui la terrorisait en fait : cette possibilité qu’elle meure avant que d’être vraiment arrivée à vivre.
Elle fumait pour rester française aussi, pour ranimer ses racines, qui la ramenaient de l’autre côté de l’Atlantique. Chaque fois, elle se prenait pour la page couverture de Rien ne s’oppose à la nuit, même à 3 heures du matin, à la sortie d’un bar, quand elle marchait sa ville avec dans le coeur une joie qui ne s’explique pas. Une joie qui commandait d’en allumer une, d’en griller une dernière, en relevant les cheveux pour devenir peut-être un peu Charlotte Gainsbourg dans Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, quand, filmée de dos, clope à la main droite, elle choisit la musique, tandis qu’Yvan retombe amoureux d’elle. Elle fumait pour revenir à une sensualité qui lui donnait le sentiment d’être au monde, de fendre la vie comme quand, enfant, elle s’émouvait du vent sur sa peau, comme s’il s’agissait déjà d’une rencontre amoureuse. Elle fumait pour ralentir le temps, pour respirer tout ce qui était parti en fumée, les grands trous que l’amour avait creusés en elle, toutes les absences dont il lui fallait conserver les mémoires, dans les pièces de son musée intérieur, classées par ordre d’importance, de grandeur, de douleur. Elle aimait fumer pour ranimer les possibilités d’un monde un peu moins propret, moins contrôlé, moins donneur de leçons, moins occupé à se bâtir et à afficher une vie irréprochable. Elle fumait pour savoir de quoi elle serait reprochable, pour donner une forme à l’angoisse ontologique de culpabilité qui l’habitait. Elle fumait pour rester vivante, parfois, quand quelque chose de trop intense la traversait. Elle fumait pour se calmer, pour se ressaisir, pour ne pas exploser d’un trop-plein de sensibilité. Elle fumait pour devenir un morceau de Philip Glass, pour débouler dans une chute de notes, en mineur, et ne pas vraiment mourir en fin de course. Elle n’avait pas trouvé beaucoup d’options pour se promener dans le monde avec cette vulnérabilité tatouée au plexus : écrire, fumer, danser peut-être ? Elle faisait de son mieux pour se comporter, pour évoluer entre les hypocrisies, les cirques sociaux, les rapports de pouvoir qui, toujours, la mettaient hors d’elle, puis, pour ne pas vraiment sortir d’elle-même, elle allumait une cigarette, comme Chokri dans Les amours imaginaires.
Elle n’a jamais fumé pour « faire partie de », au contraire, et c’était bien là son problème. Moins ça devenait « tendance », de fumer, plus elle avait envie encore de se tenir là, à côté de la tendance, justement, à la lisière des mondes où plus personne ne quittait les tables des restaurants entre les services. Elle avait toujours trouvé, de toute façon, que les gens les plus intéressants, les conversations les plus brillantes, les éclats de rire les plus francs, les meilleurs baisers, se déroulaient sur les balcons des fêtes, même à moins trente, sur les trottoirs à grelotter, devant les restaurants, sur les terrasses. Ce que tout le monde trouvait ridicule, elle le trouvait tout simplement savoureux.
Évidemment, il a bien fallu que je la laisse partir, et, bien plus qu’un vocabulaire de lutte, c’est un lexique entier de chagrin d’amour qui m’a permis de lui dire définitivement au revoir, à la femme qui fume, à elle et à tout ce qu’elle charriait de sens pour moi. Quitter une habitude qui nous a tenu la main dans l’intime de soi, c’est toujours quitter aussi une identité, un univers de sens qui nous permettait de rester nous-mêmes, croyait-on. C’est pourquoi les sevrages exigent, bien au-delà d’une volonté de fer, une capacité à se transformer, à oser un certain saut vers l’inconnu.
Elle me manque encore, cette fille, cette jeune fille qui ne savait pas encore à quel point elle adorerait vieillir. Elle est ma jeunesse, mon avant, celle qui portait en elle un feu qui la consumait, un feu qui a bien pris quelques années d’une vie adulte, oui, à devenir braise ardente, combustible au service de la réalisation de soi, plutôt que brasier qui la tuait, elle. La quitter a voulu dire pour moi d’assumer ce feu, de le dire, de le porter haut et fièrement, au lieu de le retourner contre moi. Il a fallu réaménager l’intérieur, donc, pas seulement adopter un nouveau comportement normatif.
Beaucoup d’entre nous portons en nous-mêmes une « femme qui fume », un « homme qui boit trop », une personne qui « game » trop, qui compulse dans le sexe, le sucre ou le Pepsi peut-être, personnes avec lesquelles nous négocions quelque chose comme « notre santé ». Si toutes ces dépendances et autres compulsions ne s’équivalent pas lorsqu’il s’agit de les aborder par le risque qu’elles comportent, le discours moralisateur et normatif, données probantes au poing, demeure encore ici profondément réducteur de l’expérience humaine. La clinique m’a appris à repérer ces changements qui ne consistaient qu’en un re-drapage de façade dans lequel l’excès avait tout simplement changé d’objet, pour se jeter sur quelque chose de socialement acceptable : le gym, la course, le travail, l’alimentation contrôlée, pesée, codifiée. Si le corps pouvait certes en bénéficier, la psyché, elle, gardait néanmoins sa propension à réclamer son dû, exigeant qu’on réaménage l’intérieur aussi. C’est aussi ça, être en santé.
Appel aux récits
Ma lettre à la femme qui fume, je vous l’offre en coup d’envoi. Je serais ravie de lire vos lettres d’amour, de rupture ou de rechute à vos identités perdues ou avec lesquelles vous êtes en négociation constante pour rester « en santé ».