L’immigration, encore
C’est reparti pour un tour. Depuis quelques jours, la question de l’immigration domine notre espace médiatique et politique. On observe transis ce curieux spectacle. Un premier constat s’impose : la diversité idéologique qui alimente la tension narrative ne dit à peu près jamais son nom.
D’une part, les capitalistes nous parlent des vertus de l’immigration de plus en plus temporaire, « souple », adaptée aux besoins des employeurs. Ils nous présentent la précarité organisée de la vie humaine comme une machine importante pour le développement économique (régional, de préférence). Dans leur vision, les immigrants sont d’abord et avant tout utiles. Ils parlent de nos familles comme d’outils à numéros, dont on mesure la productivité, la qualité et la pertinence à travers une grille d’évaluation bureaucratique que l’on cherche à « moderniser » en fonction des tendances du temps. Que l’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas parce que les capitalistes souhaitent plus d’immigration que notre citoyenneté pleine et entière leur est nécessairement souhaitable — ou que notre humanité, dans toutes ses dimensions profondément inutiles, leur est même visible.
D’autre part, les nationalistes sont principalement préoccupés par la préservation d’un « nous » face à l’immigration. Le problème, c’est que personne ne s’entend sur les critères d’adhésion au « nous ».
Selon une première définition, certains nous disent que toutes les personnes qui vivent au Québec sont québécoises.
Selon une deuxième, d’autres croient que les Québécois sont les Québécois qui parlent français.
Selon une troisième encore, d’autres encore comptabilisent les Algériens, les Sénégalais, les Haïtiens ou les Libanais venus au Québec parce que francophones comme des « allophones » qui font reculer le français à Montréal. Les vrais Québécois sont ici les Québécois qui parlent le français — et seulement le français — à la maison.
Mais ce n’est pas tout. Selon une quatrième définition, on se demande si ces immigrants qui parlent le français ne devraient pas mieux véhiculer la culture québécoise (qu’on ne définit bien sûr jamais) avant de se dire Québécois. C’est souvent là que la religion entre en compte.
Et finalement, selon une cinquième interprétation, certains encore voudront remettre à « leur place » tous les intervenants de l’espace public issus de l’immigration avec lesquels ils ne sont pas d’accord en invoquant une incompréhension insurmontable de ce que « nos ancêtres » ont vécu. Lorsqu’on avance qu’une personne issue de l’immigration qui s’identifie pourtant elle-même comme québécoise « méprise le peuple québécois », on est le plus souvent à mots à peine couverts dans cette cinquième définition, particulièrement exclusive.
Dans le débat public, on glisse ainsi perpétuellement entre le critère d’appartenance au Québec civique (définition 1) ou linguistique — parfois plus large (définition 2) ou plus puriste (définition 3) —, le critère culturel (définition 4), puis celui du sang (définition 5). Ce dernier sort d’ailleurs de plus en plus souvent de la marge depuis quelques années.
C’est dans ce brouhaha idéologique qu’une affirmation comme « les Québécois pourraient être noyés démographiquement dans le Canada » prend tout son pouvoir.
On peut la lancer parce qu’on se préoccupe de l’équilibre régional dans la fédération (définition 1), parce qu’on s’inquiète de l’« ensevelissement » des « Québécois de souche », nommés souvent plus pudiquement comme « majorité historique » (définition 5), ou tout l’éventail de nuances entre ces deux pôles. Pour comprendre le sens de la phrase pour un acteur précis de la vie publique, il faut donc se pencher sur ce qu’il a déjà dit ou écrit.
Mais déjà, l’emploi d’un terme aussi chargé en émotion que « noyade » agit comme un appel du pied (dog whistle) aux extrêmes, peu importe l’opinion de celui qui le prononce.
Quand on tombe dans le registre du « suicide collectif », du « génocide politique » ou de la « disparition programmée », on sait alors qu’on a affaire avec une personne qui ne s’embarrasse pas des appuis de la marge politique — et qui sait se servir du dictionnaire des synonymes pour éviter de nommer trop frontalement la théorie du « grand remplacement ».
Puisque cette diversité idéologique au sein de nos figures publiques est rarement nommée comme telle, l’ambiguïté s’installe, profite aux uns et nuit aux autres. Et puisque la plupart de nos capitalistes sont aussi nationalistes (et vice versa), l’oscillation entre ces deux logiques principales donne souvent lieu à des tiraillements intérieurs. La posture dite « raisonnable » en immigration tentera de rassembler les deux types de vocabulaire. À la fin du grand débat, ce sont ceux qui la portent qui risquent de triompher.
Pendant ce temps, le vécu des familles immigrantes et de leurs proches reste à la marge des délibérations. Il y a bien quelques célébrités modèles que l’on invoquera, ici et là, comme démonstration à l’appui d’un argument ou d’un autre. Mais la réalité des gens ordinaires, au mieux, restera présentée comme des détails sentimentaux.
La douleur d’être représentés comme une menace à la société que l’on a choisie (ou même la seule que l’on n’a jamais connue). La fatigue de n’être jamais assez, de toujours avoir à se prouver. La colère des enfants qui ont vu leurs parents s’épuiser pour eux — des parents qui, malgré leurs sacrifices, voient leurs enfants se faire encore traiter par une partie de la population comme des invités qui ont intérêt à rester polis. L’anxiété de ceux qui regardent tout ça en se demandant si, oui ou non, on finira par leur donner leurs papiers. Et l’exaspération de tous ceux qui ont construit des familles, des amitiés, des communautés, des visions du monde métissées et qui encaissent les unes de journaux comme autant de déchirures intérieures.
Pour que le débat public fasse une place autre que marginale à ces réalités-là, il ne faudrait rien de moins qu’interrompre le texte, repenser la mise en scène et briser le quatrième mur.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.