Les gosseux

Comme beaucoup de garçons laissés seuls avec un couteau de poche pour unique compagnon, Albert Demers s’était mis à gosser. Il avait commencé avec un rasoir droit, affirme l’historien régionaliste Raymond Ouimet.

Laisseriez-vous une de ces longues lames fines et hypertranchantes entre les mains d’un enfant de neuf ans ? À l’époque, à cet âge-là, nombre d’entre eux travaillaient déjà à la hache, au milieu de camps de bûcherons.

Les enfants étaient considérés comme de petites bêtes de somme, corvéables à merci. Ils arrivaient à peine à lire et à écrire. Quand ils l’avaient appris. Ils ne parvenaient guère à verbaliser ce qu’ils vivaient. Au fond, pour toute éducation, ces enfants se voyaient offrir l’apprentissage du catéchisme.

L’idée d’égaliser les chances offertes à chacun n’était pas au programme de cette société colonisée. Encore moins pour les filles que pour les garçons. Où en est-on désormais avec cette idée d’une nécessaire égalité des chances au Québec ? À regarder tout le temps pris pour seulement légiférer à moitié sur le travail des enfants, il est permis de se poser de sérieuses questions.

Fils de ce monde de bûcherons, Albert Demers gossait tout ce que vous voulez, en plus de dessiner. Les copeaux virevoltaient autour de lui. Ses rêves étant prisonniers des morceaux de bois qu’il manipulait, il apprit à les dégager, à les libérer à la pointe de son couteau. Bientôt surgirent de la matière ligneuse des figures de toutes sortes. Des êtres humains, des animaux aussi, tous dégrossis dans des bois du pays. Dans un monde taillé à la hache, Albert Demers se fit dire qu’il n’était plus un gosseux, mais un sculpteur.

Un jour, raconte-t-on, une puissante voiture luxueuse s’arrêta chez lui. Deux émissaires aux mines patibulaires lui firent comprendre qu’il avait tout avantage à les suivre sans protester, à monter de son plein gré. Une fois à destination, il lui fut demandé, contre une généreuse rétribution, de décorer une des résidences d’Al Capone. Pour le roi de la mafia, Demers s’exécuta. De peur d’être exécuté ?

À Chicago, le quartier général d’Al Capone était si connu que passer devant faisait partie du programme touristique de quiconque entendait visiter la ville. Oui, Al Capone était un roi. Il régnait sur l’Amérique de l’entre-deux-guerres, celle de toutes les misères.

L’objectif du gangstérisme, stade suprême du capitalisme, est d’éliminer la concurrence pour maximiser la croissance des profits et voir triompher une économie de monopole. Ces mafieux, toujours bien habillés et pieux, prétendent obéir à Dieu. Une façon en somme d’affirmer qu’ils se croient tout permis.

La puissance d’Al Capone était si grande que bien des légendes circulent encore à son sujet. Quelle part de vérité y a-t-il dans le récit circonstancié de cette génuflexion obligée que fit devant son pouvoir un gosseur de l’Outaouais ?

Chose certaine, lorsque le roi George VI visite le Canada en 1939, Albert Demers est là aussi pour l’honorer. Il réalise, d’un seul tenant, une immense représentation du souverain. Elle a les allures d’un fétiche géant un peu naïf. Ce roi de bois mesure plus de quatre mètres de haut. Il est présenté dans les journaux, dans le déferlement général de joie qui enveloppe cette visite royale.

Père de la future reine Élisabeth II, George VI est le premier souverain régnant à visiter la colonie canadienne. Quelques gosseux de la vie politique locale espèrent que ce sera l’occasion de démontrer que le Canada, malgré les évidences du contraire, a bien obtenu son indépendance. Depuis 1931, le traité de Westminster affirme un semblant d’indépendance avec beaucoup de sérieux. Pas question d’en rire. Ainsi, dans une pirouette politique sans queue ni tête, l’élite politique coloniale estime que ce roi étranger est tout bonnement celui du Canada, en évitant de rappeler qu’il représente d’abord l’histoire d’une mainmise impériale.

À l’occasion du couronnement de Charles III, les nouveaux spécialistes de la mise en marché de la royauté affirment que ce serait la première fois que les nobles ne sont pas invités à se prosterner devant ce pouvoir total. Signe d’une heureuse évolution, paraît-il, c’est désormais toute la société qui est invitée à le faire !

Il nous a été seriné que les milliers de soldats marchant au pas cadencé, les carrosses dorés, les chevaux pur sang, les couronnes, les vêtements brodés et les réceptions guindées tenaient d’une nouvelle simplicité, en accord avec les supposées visées écologistes d’un monarque sensible à l’idée du « développement durable ». Voilà qui est tout aussi crédible que d’entendre parler le ministre Pierre Fitzgibbon de sobriété. Ou de croire à la sincérité des larmes de crocodile d’un vassal très provincial devant la débâcle du troisième lien.

Monarque de bois, Charles III règne sur quinze pays. À la différence de la Jamaïque et d’autres anciennes colonies, le Canada refuse depuis longtemps de s’envisager sérieusement comme une République. Pas question de rouvrir la Constitution, de couper le cordon, indique Justin Trudeau. La reine Élisabeth II était d’ailleurs, selon ses dires, une de ses « personnes préférées au monde ». Sous la gouverne des conservateurs, rien de mieux. Chacun se souvient qu’il était de mise pour eux de remplacer des oeuvres d’art, dans les bâtiments du gouvernement, par des portraits officiels de Sa Majesté.

Ces idoles de bois, grâce auxquelles se chauffe le pouvoir, parviennent à se faufiler d’une époque à l’autre. Elles renouvellent leurs identités au présent, en s’appuyant sur des relais qui en tirent avantage. Ceux qui maîtrisent la langue de bois, complices du maintien de pareil pouvoir, savent aussi se prosterner devant les caprices de milliardaires et d’hommes d’affaires qui les soutiennent en contrepartie.

Nos démocraties, partout, pourrissent. Dans un pays au passé colonial, il se trouve toujours, plus qu’ailleurs peut-être, de malheureux gosseux pour se faire croire que leur soumission aux puissances du moment tient du grand art.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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