La santé mentale, ça n’existe pas!

Non, je ne vous parlerai pas de la Semaine de la santé mentale, qui s’est achevée hier. J’ai le sentiment que suffisamment d’encre a coulé sur le sujet et que nous avons assez cliqué, partagé, marchandisé, politisé et « hashtagué » la chose.

Selon moi, rien de plus pertinent que ce texte du poète Christian Vézina n’a été dit sur cette semaine qui, disons-le, devrait non seulement durer toute l’année, mais devrait carrément traverser tous les autres thèmes qu’on fixe dans des calendriers pour nous y sensibiliser : environnement, pauvreté, injustices, inégalités sociales, urbanisme, éducation, économie, spiritualité, services sociaux, etc.

Parce que la santé mentale, quoi qu’en dise la définition encore si réductrice — pour ne pas dire révoltante — de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), n’est peut-être pas, non, un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Cette définition, tellement enchâssée dans la logique néolibérale qu’elle en oublie son imposture, illustre en elle-même le grand paradoxe du discours sur la santé mentale. Dur de se montrer plus aveugle, en effet, à ce qui, précisément, sous-tend la majorité des souffrances psychologiques contemporaines, soit la réduction d’états humains à leurs seules dimensions de productivité, de fonctionnalité et de normalité. La définir ainsi revient possiblement à lui faire la violence dont ses symptômes cherchent précisément à s’extirper.

La santé mentale, ça n’existe pas ! Je le dis en grand clin d’oeil à mon cher Winnicott, encore lui, qui avait bien fait réagir la foule de psychanalystes devant lesquels il avait lancé, en 1943 : « Un bébé, ça n’existe pas ! » Ce qu’il insinuait alors, c’est qu’il était impossible d’isoler le monde psychique d’un bébé en le sondant séparément de celui de sa mère, puisque ce dernier était « profondément immergé dans la matrice maternelle » et qu’ainsi, on ne pouvait saisir l’un sans forcément appréhender l’autre. Une « unité mère-enfant », c’était cela, un bébé.

Comme le dit le poète Vézina, dans sa magnifique lettre, la santé mentale ne peut, elle non plus, se prendre à part, si profondément immergée qu’elle est dans la matrice sociale.

Le seul petit pas de côté, léger, que j’apporterais à ce texte, concerne la primauté accordée par l’auteur à la biochimie et au cerveau, et l’analogie qui en découle entre les prises de médicaments pour les problèmes de santé physique et les médicaments psychotropes qui, à mon regret, traversent encore trop le discours sur nos souffrances psychologiques. Mes années de clinique de l’enfance et mon grand malaise face à toutes ces métaphores de cerveau « qui a besoin de lunettes » ou de « prise d’insuline comparée à la prise de psychostimulants » refont surface chaque fois qu’on compare des pommes à des oranges, soit des principes de causalités techno-scientifiques à des données psycho-affectives. Si je ne suis absolument pas contre le recours à ces molécules lorsqu’il s’agit de rendre la vie habitable à des enfants et à leur famille, j’ai trop souvent vu ces métaphores se mettre au service d’une culpabilisation éhontée des parents qui refusaient de médicamenter leurs enfants ou, à l’autre bout du spectre, au dédouanage entier d’une société qui ne voulait plus se donner le temps ni les moyens de chercher plus profondément les sources de mal-être chez des enfants turbulents. Mais je sais bien qu’elles servent aussi, ces métaphores, à légitimer des souffrances et des besoins de soin, alors mes propos se veulent davantage une précision et qu’une riposte.

De toute façon, c’est à nouveau la poésie qui saisit mieux que n’importe quel expert ce qu’il en est de cette question de la santé mentale, parce qu’avec sa sensibilité, elle arrive à rendre compte d’un monde sans en arracher des morceaux afin qu’il entre mieux dans un périmètre langagier prédéfini. Le fameux « gros bon sens », que l’on associe toujours au pragmatisme, loge bien plus souvent du côté des poètes, des artistes et autres entendeurs de voix qui, de fait, savent mieux que quiconque que la santé mentale, ce n’est probablement pas d’être adapté à une société si malade.

Paul Ricoeur sur la métaphore vive, disait : « La métaphore n’est pas vive seulement en ce qu’elle vivifie un langage constitué. La métaphore est vive en ce qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans un “penser plus” au niveau du concept. »

Et si nous élaborions ensemble une suite poétique infinie sur ce que serait ce concept de « santé mentale », à la manière de Vézina ou de Ricoeur, d’une manière vive, loin de la définition moribonde de l’OMS, ne serions-nous pas, alors, dans un effort beaucoup plus juste, de rendre compte d’un phénomène ?

Je commence, vous complétez ?

La santé mentale, c’est :

Tenter de vivre sa vie en devenant plus et mieux nous-mêmes ;

Rêver un monde où la beauté serait accessible à tous et à toutes ;

Traverser l’existence en métabolisant toujours plus de son mystère ;

Essayer de ne pas être morts, derrière des façades de vivants ;

Survivre du mieux qu’on peut aux conditions de plus en plus inhumaines dans lesquelles nous avons parfois à évoluer pour « faire partie de la game » ;

Tenir la tension entre soi et les autres ;

S’extirper de la « matrice familiale » pour devenir quelqu’un qui n’est pas que l’enfant de ses parents ;

Aimer le plus souvent possible et renaître chaque fois qu’on meurt d’amour aussi, parce qu’« on meurt souvent bien entendu » ;

Agrandir notre espace intérieur, y accueillir toujours plus de complexité ;

Rire de soi plus souvent ;

Avoir moins peur de soi ;

Apprendre à perdre, à mourir, à laisser partir ;

Flexibiliser nos frontières, les rendre ouvertes sans qu’elles soient naïves ;

Réapprendre à jouer ;

Ne pas oublier de respirer ;

Résister à ce qui nous réduit, nous totalise, nous classe, nous identifie ;

Danser le plus souvent possible dans la cuisine, dans la rue, dans la tour de bureaux.

Appel aux récits

Complétez la suite poétique amorcée ici pour élaborer avec moi mille et une définitions de la santé mentale, à l’infini. La santé mentale, c’est :



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