Fabriquer la pauvreté

Le salaire minimum au Québec est donc passé, ce lundi 1er mai, jour de la solidarité ouvrière, à 15,25 $ l’heure. On l’a présenté en se félicitant de cette « hausse historique » de 1 $, en soulignant que cela aidera les 298 900 travailleurs québécois (dont 55 % sont des travailleuses) qui gagnent le salaire minimum à pallier l’augmentation du coût de la vie.

Le ministre du Travail, Jean Boulet, a abondamment souligné la générosité de son gouvernement, dans un contexte où — bien sûr — il est primordial de respecter la « capacité de payer des entreprises ». Un élément qu’on aurait difficilement pu omettre, vu l’abondance des voix pour porter cette préoccupation.

Chaque fois qu’il est question des conditions de travail des bas salariés, et de l’augmentation du salaire minimum en particulier, il y a quelque chose de frustrant dans le déroulement des manchettes qui insistent avant tout sur l’impact de ces mesures sur les entreprises. Les entreprises, surtout petites et moyennes, sont fragiles, dit-on. Elles se relèvent encore péniblement de la pandémie, elles ont déjà encaissé une hausse du Régime de rentes.

La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, au premier chef, n’a pas raté l’occasion pour souligner que ce bond du salaire minimum représentait, selon les données du ministère du Travail, un coût d’un peu plus de 460 millions de dollars pour les entreprises. 2400 $ de plus par année pour chaque travailleur gagnant le salaire minimum, ce à quoi s’ajoutent les augmentations salariales qui devront être consenties aux employés qui gagnent un peu plus que le salaire minimum.

Exposé ainsi, on en vient à oublier l’essentiel, soit que le salaire minimum au Québec — et on le répétera autant qu’il le faut — ne permet pas de vivre, même à 15,25 $ l’heure.

Le silence des représentants des entreprises sur les conditions de travail des employés est lourd de sens. Leurs inquiétudes se concentrent sur la viabilité des entreprises ; ne coupons pas les ailes des entrepreneurs, nous nous tirerons dans le pied à long terme, etc. Certes, mais nous pourrions très bien dire cela tout en exigeant d’être épaulés pour offrir des conditions de travail et de vie décentes aux travailleurs qui se trouvent au bas de l’échelle.

Les entrepreneurs bénéficient d’une meilleure reconnaissance sociale que les bas salariés. C’est l’évidence même : on chérit les petites entreprises, surtout celles qui correspondent à l’image romantique du commerce de proximité contribuant à sa collectivité en créant des emplois. Pourquoi ne pas utiliser cette posture enviable pour se porter solidaire de la réalité des « travailleurs pauvres » et exiger des mesures visant à éradiquer cette réalité ? Hélas, aucun mot sur ce que cela représente, en chair et en os, de vivre avec le salaire minimum, au Québec, en 2023.

Justement, mercredi, l’Institut de recherche et d’information socioéconomique (IRIS) publiait son rapport annuel sur le « revenu viable ». On y apprenait que, désormais, au Québec, pour vivre dignement et hors de la pauvreté, une personne doit gagner entre 27 047 $ et 37 822 $ par année, selon la région. Pour un ménage composé de deux adultes et deux enfants (ayant accès à un CPE), il faut gagner au moins 71 161 $ par an. Cela représente une hausse de 6129 $ (9,4 %) par rapport à l’an dernier.

Le rapport de l’IRIS souligne aussi que l’inflation a frappé plus durement les 20 % les moins fortunés, parce que le revenu nécessaire pour combler certains besoins de base a augmenté plus vite que l’inflation. On démontre aussi sans équivoque que la plus récente hausse du salaire minimum ne permet pas de combler l’augmentation de certaines dépenses essentielles qui pèsent plus lourd sur les bas salariés — le logement et le transport, notamment.

Le gouvernement justifie la fixation du salaire minimum à 15,25 $ en soutenant notamment que cela permet à une personne travaillant 40 heures par semaine toute l’année de répondre à ses besoins de base — mais en se fiant à la Mesure du panier de consommation (MPC). Cet indice est fort différent du « revenu viable » proposé par l’IRIS, lequel établit le montant nécessaire pour maintenir un niveau de vie minimalement confortable. Or, un salaire de 15,25 $ l’heure, pour une personne seule vivant à Montréal, permet de gagner seulement 78 % de ce revenu viable.

Statistiques à part, il n’est pas anodin de constater que les politiques publiques se fondent sur l’idée qu’il est acceptable, voire souhaitable, au sein d’une société juste et démocratique de maintenir toute une catégorie de travailleurs dans une situation de stricte survie. Cela dit quelque chose de nous, de l’idée que nous nous faisons de notre responsabilité par rapport à celles et à ceux qui tentent de sortir de la pauvreté.

On martèle sans cesse que c’est en travaillant qu’on sort de la pauvreté ; ce qui se reflète dans le montant (délibérément) famélique attribué aux personnes recevant l’aide sociale, ainsi que dans le mépris affiché pour toutes formes de prestations visant à aider les personnes en situation de pauvreté à se remettre sur pied. Sauf que les dés sont pipés, car dans les faits, le travail est loin d’être une voie de salut pour celles et ceux qui gagnent le salaire minimum.

Déjà en 2016, on voyait des campagnes réclamant un salaire minimum à 15 $. C’était il y a sept ans, avant la pandémie, avant la poussée inflationniste, avant la plus récente flambée du prix du logement dans toutes les régions du Québec. L’adoption de ce taux horaire apparaît aujourd’hui comme une sombre blague. Si nous étions sérieux dans notre volonté d’offrir un revenu viable à tous les salariés, il faudrait plutôt viser un salaire minimum autour de 20 $ l’heure.

Nous avons les moyens de le faire. Il suffit de prendre le parti de la dignité.

 

Chroniqueuse spécialisée dans les enjeux de justice environnementale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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