Mais qui était donc Riopelle?

Drôle de phénomène dans notre univers théâtral que celui des pièces en work-in-progress de Robert Lepage. Ses oeuvres ne sont pas ficelées au départ, et certaines moins que d’autres. En fonction des réactions de la salle et des inspirations successives du dramaturge et des acteurs, elles finissent par trouver leur forme définitive après essais et erreurs au fil des représentations. Sans se réinventer tout à fait, il va sans dire, mais parfois d’abondance.

Ainsi, à la première médiatique jeudi dernier, son long (4 heures 30) Projet Riopelle au théâtre Duceppe avait déjà été tronçonné. Le sera-t-il davantage, sous le besoin d’élaguer un premier volet trop hétéroclite ? L’exercice d’évolution créative demeure assez casse-gueule, car les critiques, publiées au début du processus, influencent forcément le public. L’alchimiste Lepage, fort de sa renommée, peut se permettre l’exploration. Quand même, mieux vaudrait assister à ses pièces au bout de leur course, après rodage, songe-t-on avec un brin de mélancolie.

Le projet Riopelle a été reçu avec des bravos et des bémols. Ses prouesses technologiques sont saisissantes, surtout en deuxième et en troisième partie, avec ses projections d’eau, de glace et de montagnes sur lesquelles évoluent les interprètes. Au début, la mécanique des décors est plus lourdaude. Mais c’est le texte qui cherche avant tout sa sève.

La pièce, en une série de sketchs inégaux, suit de façon chronologique, sur trois époques, la vie et la carrière du peintre automatiste, avec humour, mais dans un parcours de surface, malgré certaines envolées supérieures. Le dramaturge a l’habitude de parsemer son oeuvre de nombreux instants de magie, de poésie fragile et d’émotion qui crèvent la surface des mots et des images pour insuffler leur grâce. Ici, hors du champ visuel foisonnant, on les compte sur nos doigts.

Entre Montréal, Paris, New York, L’Isle-aux-Grues et d’autres points de chute, l’artiste surdoué a mené une existence si trépidante qu’il est aisé de réduire son parcours à une série d’anecdotes. Quitte à faire du name dropping en recréant ses rencontres ou ses liens au milieu du siècle dernier avec des géants créateurs comme Juan Miró, Alberto Giacometti, Samuel Beckett, sans étoffer les scènes. Plusieurs vignettes tombent à plat.

L’oeuvre faisant suite à une commande de la Fondation Riopelle pour le centenaire du peintre automatiste, jusqu’à quel point Robert Lepage eut-il les mains liées ? Chose certaine, il ne pouvait user d’imagination et devait s’en tenir aux documents d’archives comme matériau de base. L’épisode du manifeste Refus global aux côtés de Borduas et des automatistes à l’École du meuble imposait son rappel sur les planches, comme son amitié féconde avec André Breton.

Ses passions aussi. Anne-Marie Cadieux, exceptionnelle en colorée Joan Mitchell, artiste et amour de sa vie, vole la vedette à Luc Picard, plus indolent dans son interprétation du peintre âgé. L’artiste chenu s’efface en utilisant sa dernière compagne, Huguette Vachon, comme un bâton de vieillesse. Ne signifiait-elle pas davantage pour lui ?

Dans un tableau formidable, Étienne Lou incarne Claude Gauvreau, le poète maudit rejeté de tous, aux portes de la mort. La force de son jeu et du monologue nous parcourt l’échine et nous donne des frissons. Cette fois, nul tourbillon de projections au menu, juste l’émotion et le destin tragique du créateur de La charge de l’orignal épormyable, déchiré face au monde hostile.

On aurait souhaité à la figure de Jean Paul Riopelle quelques plongées en des eaux aussi profondes. Ce peintre sculpteur se confiait peu, mais il explosait comme un volcan. Ah ! Laissez couler sur nous sa lave ardente.

Il paraît si odieux, l’artiste phare qui trahit Fernand Leduc et ses anciens compagnons, qui virevolte de femme en femme, tantôt goujat, tantôt opportuniste. Se résumait-il vraiment à cet être narcissique, menteur et misogyne ? D’où filtrait donc la sensibilité qui émerge de ses aquarelles ? Où se terraient ses doutes d’artiste en renouvellement, lui qui déconcerta ses admirateurs en sautant d’un style à l’autre ? N’a-t-il pas exprimé son désespoir existentiel autrement qu’en buvant outre mesure, en cultivant l’excès et en déversant des éclats brisés de peinture sur ses puissantes mosaïques d’ombre et de lumière ?

Il faut toutefois attendre le troisième volet du spectacle, consacré à l’oeuvre testamentaire en 30 tableaux Hommage à Rosa Luxemburg, pour que son rapport à la création soit abordé, avec certains effets spectaculaires qui animent ses toiles.

Pourtant, l’être humain livré ici en fragments épars s’évade à tire-d’aile comme ses oies. Par-delà sa danse folle avec la couleur et la lumière de la nature, quel homme se cachait derrière le titan de nos arts visuels ? Le public de la première l’ignorait encore en quittant la Place des Arts à minuit passé.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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