Merci, M. Poilievre
D’une certaine manière, le chef conservateur Pierre Poilievre rend service aux Canadiens en multipliant ses attaques contre CBC/Radio-Canada. Non pas en taxant les nouvelles propagées par le réseau anglais du diffuseur public de « propagande pro-Trudeau ». Ni en laissant entendre qu’un gouvernement conservateur pourrait couper les vivres à la CBC sans que la programmation de Radio-Canada en soit affectée. Tout cela n’est que du vent sorti de la bouche d’un politicien populiste qui, pour mobiliser sa base, s’emporte un peu trop facilement contre ces utiles épouvantails de circonstance. Grâce à M. Poilievre, toutefois, les Canadiens seront forcés d’engager un vrai débat sur l’avenir de CBC/Radio-Canada, et ce, pour la première fois depuis belle lurette.
Chaque année, Ottawa verse 1,2 milliard de dollars au diffuseur public sans que l’on se demande si les Canadiens en ont pour leur argent. Le mandat de CBC/Radio-Canada n’a pas été revu depuis 1988, alors que l’environnement médiatique dans lequel le diffuseur public fonctionne aujourd’hui ne ressemble guère à celui qui existait à cette époque. Au Canada anglais, la part de marché de la télévision de la CBC est tombée à 4,4 % en 2022, contre 22,6 % pour Radio-Canada au Québec.
Ce ne serait pas catastrophique si le réseau anglais offrait une programmation qui se distingue de ses pairs du secteur privé en raison de sa qualité, de sa pertinence ou de son inscription dans l’accomplissement de son mandat particulier. Mais sous son actuelle présidente, Catherine Tait, la CBC s’est abaissée à offrir une gamme d’émissions plus insipides les unes que les autres. C’est notamment sous sa direction que la CBC s’est lancée dans la création d’une version canadienne du jeu télévisé américain Family Feud, preuve s’il en est de la redondance du réseau public dans un univers médiatique qui regorge de telles stupidités.
Les meilleures séries dramatiques produites au Canada anglais, telles que Cardinal ou Transplant, se trouvent d’ailleurs à CTV, propriété du conglomérat BCE. Ce n’est pas moi qui le dis. À quelques exceptions près, les critiques de télévision au Canada anglais se désespèrent de la médiocrité ambiante de la programmation de la CBC.
Si CBC/Radio-Canada demeure une source d’information indispensable pour beaucoup de Canadiens, surtout au Québec, force est de constater que les divergences entre ses services français et anglais dans le traitement de certains dossiers témoignent du malaise qui s’est installé au sein du diffuseur public depuis que Mme Tait a fait des enjeux de diversité et d’inclusion son cheval de bataille personnel.
La crédibilité de CBC/Radio-Canada en a pris pour son rhume dans la foulée de l’affaire Wendy Mesley, cette journaliste chevronnée dont le départ à la retraite houleux faisait suite à une réunion de travail où elle avait prononcé le mot en n, au grand dam de certains de ses collègues. Mme Tait, ne voyant apparemment pas de conflit entre le journalisme et le militantisme, a aussi invité les employés du bureau de CBC/Radio-Canada à Ottawa à participer à une marche à la mémoire des victimes des pensionnats pour Autochtones, en 2021.
De nombreux Canadiens anglais ont abandonné la CBC ces dernières années en se plaignant du ton souvent moralisateur de ses reportages et de l’affichage d’un parti pris trop ouvertement progressiste. Il n’y a pas que les partisans de la droite populaire qui ne se reconnaissent pas dans les émissions d’affaires publiques de la CBC. Les cotes d’écoute de The National, pendant anglophone du Téléjournal, ne cessent de baisser, alors que CTV News gagne toujours du terrain.
Mme Tait est sur la sellette depuis sa sortie contre M. Poilievre dans le Globe and Mail, en février dernier. Elle y accusait le chef conservateur d’avoir attisé le dénigrement de la CBC avec sa croisade pour définancer le diffuseur public. La Presse a dévoilé une correspondance avec le bureau de M. Poilievre dans laquelle Mme Tait avait sollicité une rencontre avec ce dernier afin de discuter de la « valeur » du réseau public à « l’ère du clivage accru au pays ».
Après avoir reçu une fin de non-recevoir du bureau de M. Poilievre, elle avait poursuivi par une missive subséquente : « Votre parti continue d’envoyer des courriels à grande échelle, de faire de la publicité sur Twitter et Facebook — accusant faussement des journalistes de CBC d’être partiaux — et d’utiliser la promesse de “définancement” afin d’amasser des fonds. » Certes, elle n’avait pas tort. Mais il n’était pas de son ressort, en tant que présidente de CBC/Radio-Canada, de s’ingérer dans le débat politique.
Ses péripéties politiques s’avéreront peut-être déterminantes pour le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez, qui devra bientôt décider d’accorder ou pas un deuxième mandat de cinq ans à Mme Tait, à la fin de son mandat actuel en juillet. Les paris sont ouverts.
Peu importe le sort de Mme Tait, une révision du mandat de CBC/Radio-Canada s’impose. Depuis leur arrivée au pouvoir en 2015, les libéraux n’ont pas eu le courage politique d’entreprendre un tel exercice de peur de se mettre à dos les membres des industries culturelles au Québec et au Canada anglais, qui dépendent toutes deux de CBC/Radio-Canada. Pour éviter que plus de Canadiens anglais commencent à partager la grogne du chef conservateur vis-à-vis du diffuseur public, les libéraux devraient mettre leurs culottes et moderniser son mandat. La survie même de CBC/Radio-Canada en dépend.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.