Le Bonhomme Sept Heures
L’enflure verbale masque souvent la minceur de l’argument. Une centralisation jamais vue, un power trip de bureaucrates, le wet dream de Gaétan Barrette… On ne peut pas dire que les partis d’opposition soient allés au fond des choses dans leurs réactions au mégaprojet de loi sur la santé présenté cette semaine, ni qu’ils aient péché par excès de classe.
Il était sans doute assez gênant pour Christian Dubé d’être adoubé par son prédécesseur libéral, qui est devenu le Bonhomme Sept Heures de la politique québécoise, mais le réseau de la santé est devenu un tel cauchemar qu’il est difficile de croire que sa réforme puisse encore aggraver les choses.
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
La pandémie a démontré la confusion et l’inefficacité de la structure actuelle. Même après les enquêtes de la commissaire à la santé et au bien-être, puis de la coroner Géhane Kamel, on n’arrive toujours pas à comprendre comment on a pu arriver à un tel gâchis dans les CHSLD.
Le premier ministre Legault a bien traduit le sentiment général en demandant : « Y as-tu quelqu’un qui pense que, si on change rien, ça va marcher ? » L’opposition serait très mal avisée de donner l’impression de favoriser le maintien du statu quo. Même si ce n’est pas un réflexe normal en politique, il y a des moments où il vaut mieux faire partie de la solution plutôt que du problème.
Cela dit, il ne faudrait pas croire que la création de la nouvelle agence Santé Québec va régler tous les problèmes, en commençant par celui qui est à la source de tous les autres : la pénurie de main-d’oeuvre.
Une agence semblable existe en Alberta depuis 2008 et le manque d’infirmières y est aussi criant qu’ici. La reconnaissance de l’ancienneté sur l’ensemble du territoire favorisera sans doute leur mobilité, mais elle n’en multipliera pas le nombre.
L’exemple albertain ne rassurera pas non plus ceux qui craignent qu’elle puisse servir de bouc émissaire au gouvernement en cas de crise. Les électeurs conservateurs albertains étant mécontents des mesures sanitaires prises contre la COVID, la première ministre, Danielle Smith, a congédié en novembre dernier la totalité des membres du conseil d’administration de l’Alberta Health Services.
Pour utiliser un exemple familier, M. Legault a parlé d’une « Hydro-Santé ». Faut-il comprendre que, dans l’éventualité d’une nouvelle pandémie, c’est le p.-d.g. de Santé Québec qui apparaîtrait à ses côtés lors des points de presse quotidiens, de la même façon que celui d’Hydro-Québec, André Caillé, était devenu inséparable de Lucien Bouchard lors de la crise du verglas ? Le ministre de la Santé deviendrait-il aussi invisible que Guy Chevrette, ministre des Ressources naturelles en janvier 1998 ?
Là où Gaétan Barrette peut légitimement prétendre avoir servi d’inspiration, c’est dans la volonté de son successeur d’exiger davantage des médecins spécialistes, comme lui-même avait voulu le faire avec les omnipraticiens, avant de se faire tirer le tapis sous les pieds par Philippe Couillard.
La Fédération des médecins spécialistes du Québec n’a pas tardé à répliquer au projet de M. Dubé en dénonçant « l’attitude de confrontation » du gouvernement Legault et sa volonté de « se soustraire au processus de négociation ». L’expérience enseigne toutefois que ce que la Fédération appelle son « droit fondamental » de négocier consiste essentiellement à imposer ses vues en exerçant une forme de chantage auquel tous les gouvernements ont fini par céder. M. Dubé n’a sans doute aucune envie de jouer dans une reprise de ce vieux film.
Comme les omnipraticiens face à M. Barrette, les spécialistes s’offusquent qu’on les mette au banc des accusés en laissant entendre qu’ils veulent travailler seulement où et quand cela leur convient. C’est ennuyeux, car c’est en effet ce que fait M. Dubé quand il rappelle que les quelque 11 000 spécialistes se partagent chaque année la rondelette somme de 9 milliards, alors que 800 000 patients sont toujours en attente d’un rendez-vous.
Qu’il s’agisse des omnipraticiens ou des spécialistes, les médecins sont toujours parmi les professionnels qui inspirent la plus grande confiance. Le dernier baromètre de Léger, daté de février 2022, les situait au sixième rang, avec un taux de confiance de 94 %, ex aequo avec les agriculteurs, derrière les pompiers, les ambulanciers, les infirmières, les pharmaciens et les pilotes d’avion. Députés et ministres se classaient au 45e rang, avec un taux de 41 %.
Il faut cependant faire la distinction entre la confiance et l’estime. Tout le monde reconnaît la compétence des médecins et il faut bien leur faire confiance quand on a besoin de soins. À force d’exiger toujours plus, ils ont cependant perdu l’auréole qui les entourait depuis des décennies. Le bon docteur Jérôme des Belles histoires des pays d’en haut a fini par se confondre avec Séraphin.
Le jugement populaire sera déterminant dans l’épreuve de force qui s’annonce. M. Barrette peut toujours dénoncer le manque de courage politique de Philippe Couillard, mais lui-même s’était rapidement mis l’opinion publique à dos avec ses manières abrasives, tandis que Christian Dubé jouit d’une popularité inédite pour un ministre de la Santé.
Même si son plan d’action est bien nébuleux pour le commun des mortels, il n’en apparaît pas moins comme l’ultime chance de remettre sur pied un réseau au bord de l’effondrement.