La «très belle victoire» du chemin Roxham

Il y avait quelque chose d’obscène dans les images, les poignées de main, les sourires, le ton optimiste des manchettes entourant l’annonce de l’accord conclu entre Justin Trudeau et le président américain, Joe Biden, au sujet de la « modernisation » de l’Entente sur les tiers pays sûrs la semaine dernière.

Tout juste après l’annonce de cet accord, la rumeur médiatique suggérait même un gain, un débouché. Un processus diplomatique efficace, soulignait-on. À en oublier que tout déplacement sur l’échiquier ne constitue pas un progrès du seul fait qu’il modifie le statu quo. Il est toujours possible d’aggraver une situation déjà insupportable.

C’est ainsi qu’au terme de négociations téléphoniques qu’on a dites longues et ardues, l’Entente sur les tiers pays sûrs, décriée par les défenseurs des droits de la personne depuis son entrée en vigueur en 2004, a été modifiée de la pire des manières possible pour la sécurité et la dignité des personnes qui demandent l’asile à la frontière canado-américaine.

Sans aucun processus démocratique, sans consultations préalables — et alors même que la Cour suprême du Canada se penche sur sa conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés —, on a convenu d’élargir l’entente aux passages frontaliers dits irréguliers. Toute la frontière terrestre étant désormais désignée comme un passage officiel, presque toutes les entrées au Canada par voie terrestre pour y demander l’asile seront passibles d’arrestation et de renvoi vers les États-Unis.

Chez nous, tout le monde a aussitôt compris que cela mènerait à la « fermeture » effective du chemin Roxham. « Fermer le chemin Roxham », le cri de ralliement de la panique migratoire qui, ces derniers mois, s’est infiltré dans le discours parlementaire, a apparemment été entendu. Même si, concrètement, cela ne veut rien dire. Fermer le chemin Roxham signifie simplement de laisser d’autres brèches se créer. D’autres brèches plus clandestines, plus dangereuses.

C’est tout de même un François Legault tout sourire qui s’est présenté devant la presse vendredi dernier, pour se dire « très heureux » de l’accord conclu entre Justin Trudeau et le président Biden ; il s’agit d’une « très belle victoire pour le Québec », a-t-il dit.

• • • • •

Dans les heures après l’entrée en vigueur de l’entente « modernisée », j’ai beaucoup repensé à une soirée de 2017 à la Maison d’Haïti, dans le quartier Saint-Michel à Montréal. Une vingtaine de personnes tout juste arrivées dans la métropole s’étaient rassemblées ce soir-là pour échanger de manière informelle.

À l’époque, le « chemin Roxham » n’évoquait pas grand-chose dans l’imaginaire des Québécois. Le monde entier n’avait pas non plus vu les images, entendu les pleurs des enfants enfermés dans des cages à la frontière entre les États-Unis et le Mexique — des sons qui percent l’âme et qui vous hantent pour toujours. On ne comprenait pas encore le détail des routes migratoires terrestres qui sillonnent les Amériques.

Je me souviens du silence pesant, chargé de milliers de kilomètres parcourus à pied. Je me souviens des regards qui ont vu la profondeur du continent. « Laisse les langues se délier », m’avait-on chuchoté. Ce sont des histoires que l’on n’oublie jamais : 11 frontières traversées à pied, de l’Afrique ou d’Haïti, jusqu’au Brésil d’abord, puis vers le nord, toujours vers le nord, les nuits dans la jungle, les agressions, la détention aux États-Unis, les camps, la faim, la soif, l’humiliation. Tout cela parce qu’il valait mieux ça que de rester là où l’on se trouvait.

Quiconque s’intéresse minimalement à ces récits est forcé d’admettre que déclarer que les États-Unis sont un pays « sûr » pour les personnes migrantes relève de la mystification.

• • • • •

Depuis une semaine, les témoignages font surface. Des personnes qui, après des mois d’exil, des trajectoires surhumaines, ont appris à quelques heures de leur arrivée à la frontière canadienne qu’elles ne pourraient plus y demander l’asile. On renvoie au sud de la frontière des personnes déboussolées, à bout de ressources, et désormais privées d’espoir.

Il faudrait superposer ces voix, ces visages aux déclarations d’un François Legault content — triomphant, même — de voir le gouvernement du Canada répondre à ses doléances. Il faudrait les superposer au proverbial sourire bienveillant de Justin Trudeau, à ses déclarations creuses, reproduisant ad nauseam le mythe du Canada champion des droits de la personne.

Il faut rendre visible la violence qui se vit dans l’espace liminal des frontières, et l’adosser au progressisme de façade du gouvernement canadien, ainsi qu’à la politique de peu menée par le gouvernement du Québec. Il faut comprendre que l’alliance qui se fait aujourd’hui sur le dos de ceux et celles qui fuient, qui meurent sur les routes, sert le pouvoir. C’est une nécropolitique comme compétence partagée.

Il y a beaucoup à parier qu’on se vantera longtemps d’avoir « fermé le chemin Roxham ». On parlera d’une belle victoire politique tant pour l’intégrité des frontières canadiennes que pour le respect des ressources disponibles au Québec. On s’enfermera dans ce mythe de la pénurie qui limite l’hospitalité, sans jamais dire que cela a été fabriqué par des décennies de gouvernance néolibérale. On se félicitera même d’y avoir contribué.

La réalité, c’est que nous avons seulement trouvé une manière de ne plus voir la détresse qu’on refuse de soulager.

À voir en vidéo