Qu’est-ce que ça peut ben faire?

Vendredi dernier, je me rendais à jeun au rendez-vous, direction Sherbrooke, Barbara comme compagne dans l’auto, « Y aura du monde à l’enterrement, si l’on en croit les apparences ». Vous voyez l’esprit. J’ai pris l’habitude d’aller confronter la bête seule.
L’infirmière m’a rassurée, même si je n’avais pas droit au fentanyl pendant l’examen, car j’étais la chauffeuse désignée : « Ça ne fera pas mal, mais ça va être inconfortable. »
Me semble que c’est l’histoire de ma vie, ça. Finalement, c’est elle qui a souffert ; je lui ai tellement broyé la main, la pauvre petite, elle aurait dû être sous sédation.
Cinq minutes, c’est long, avec un YouTube dans l’estomac, à froid. Une chance qu’elles sont là, nos infirmières. Le jour où elles feront la grève, de ne plus pouvoir tenir ce système à bout de bras, nous pleurerons d’abandon maternel, comme des enfants sevrés trop tôt. Le doc a été parfait, même sans fentanyl. C’est pas le cancer, m’a-t-il rassurée (ils ne prononcent jamais ce mot ; il a dit « lésion »), c’est la valve slaque, ça vient avec l’âge.
Parlez-m’en pas docteur, je change de décennie, je suis dans les bilans. La valve slaque, je vais m’y faire, mais est-ce qu’on s’habitue jamais à la cruauté de la vie, à ses trahisons, ses mensonges, sa violence, sa lâcheté ? Le fentanyl, je peux le prendre pour emporter ? Chez vous, c’est légal, mais dans la rue, c’est plus sketch (je suis des cours avec le faucon pèlerin).
Je sens qu’au dernier rendez-vous,
Non, non, je ne serai pas seulette.
Qu’ils viennent et ce sera vivant,
Le jour de mon enterrement.
Au retour, j’ai mis Ferland dans le tapis, « Qu’est-ce que ça peut ben faire ? » et j’ai braillé dans le tournant de la 55. Soulagée, déçue, usée ? Tout ça ? « Mais qu’est-ce que ça peut ben faire quand moi j’aurai le coeur à l’envers ? Qui c’est qui viendra mourir, à ma place ? »
Qu’est-ce que ça peut ben faire si tous les amis que je ne vois plus ont rappliqué après avoir vu ma photo d’hosto sur les réseaux sociaux ? Je les ai rassurés. Ouf. Ils peuvent repartir courir. Ils n’ont pas encore reçu le mémo. Je devrais mourir plus régulièrement.
Tiens, le mémo, un ex-boss l’a reçu et m’a écrit un mot d’appréciation final y’a pas si longtemps. Il allait mourir. Il aurait eu intérêt à suivre des cours d’empathie de l’infirmière durant son règne. Je suis polie. Mais qu’est-ce que ça peut ben faire de parler-vrai, trop peu trop tard ? Pis, oui, on finit toujours avec sa gueule, Ferland a raison.
Les derniers mots comptent
Coco Chanel disait que personne n’est jeune après 40 ans, mais qu’on peut être irrésistible à tout âge.
Qu’est-ce que ça peut ben faire, vos trips de pouvoir qui vous laissent seuls au sommet d’on ne sait trop quoi. It’s very lonely at the top. On est pas mal seuls au sous-sol aussi.
Je n’oublierai jamais les derniers mots de mon père avant de s’enlever la vie à 66 ans : au fond, ce qui compte, ce sont les gens qu’on aime et qui nous ont aimés. Prenez des notes, ça n’arrive pas si souvent malgré ce qu’on veut bien se faire croire.
L’amitié est précieuse, l’intimité rare, l’érotisme un luxe, le désir fugace, le mensonge facile, l’intensité enivrante, l’amour… si fragile, et le temps fuyant. Ce qui te fait triper à 20 ans ne vaut plus tripette 40 ans plus tard. Gabin toujours : « La vie, l’amour, l’argent, les amis et les roses, on ne sait jamais le bruit ni la couleur des choses. » Maintenant, je sais.
Parfois, je me sens si ancienne que j’ai l’impression d’avoir un pied dans Jean de Florette et l’autre dans le métavers. J’ai vu Montand jouer à la pétanque à Saint-Paul-de-Vence et Monsieur 100 000 volts charmer les serveuses au resto. Mes jeunes amis ne connaissent ni l’un ni l’autre.
Cela dit, on a reconduit Un gars, une fille, La petite vie revient, Moi et l’autre aussi, Zellers reprend du service et le resto Le 9e de chez Eaton va réouvrir. Parfois, je me demande si le temps s’est arrêté comme dans le film un peu cucul, mais charmant (les Italiens peuvent s’en permettre) Pas trop tôt, où le mec se rappelle sa vie seulement le jour de son anniversaire. Il est tellement occupé qu’il ne voit rien passer.
Y a 60 coups qui ont sonné à l’horloge
J’suis encore à ma fenêtre, je regarde, et j’m’interroge
Maintenant je sais, je sais qu’on ne sait jamais
Alexandre Jardin, toujours optimiste, m’a écrit après l’hosto : « Les gentils gagnent. » J’ai répondu : « Seulement dans les films. » Je ne suis pas cynique, j’ai juste la valve slaque.
Dans la vraie vie, parfois, les gentils laissent 25 $ de pourboire à un chauffeur de taxi. Celui-ci a chanté la chanson qu’il a composée pour les funérailles de sa mère à mon B qui sortait du boulot à 4 h du matin. Mon fils a reçu le mémo d’un Haïtien troubadour en mal de mère. Merci pour tout. Gardez la monnaie Mêmeil.
Pessimiste gaie
J’ai toujours embrassé la liberté, aujourd’hui comme hier. Dans le film La cordonnière, Élise Guilbault prononce cette phrase essentielle avant de mourir : « Il n’y a de liberté que dans la vérité. » Ils ne sont pas nombreux ceux qui osent la regarder en pleine face, comme la mort d’ailleurs.
Je lis justement Mes vérités de Colette, ma mentore de toujours. Ces entretiens radiophoniques menés lorsqu’elle a 76 ans, en 1949, quelques années avant sa mort, la retrouvent au jour des renoncements et de l’attente. Elle y démolit l’idée du bonheur et associe le mot « banalité » à l’amour, et puis elle avoue être une pessimiste gaie.
Je me retrouve dans ses mots au soir de sa vie, labourée par tant d’émois et d’élans. Non, elle ne s’est pas économisée. Elle a publié Chéri en 1920 et La fin de Chéri en 1926, l’histoire d’un jeune homme (Chéri) épris d’une femme dans la cinquantaine, courtisane qu’il regrettera après leur rupture. Scandale à l’époque, gloussements encore aujourd’hui.
Hier soir, ma vieille Mimi de 84 ans et moi, filles de Colette toutes les deux, avons trinqué pour mon anniversaire dans son studio d’un autre siècle, elle dans son fauteuil baroque, moi assise sur son lit-futon qu’elle déplie chaque soir. Mimi me surnomme sa « Fatale » ou « Cassandre », selon les jours.
Ma vieille amie veut mourir à 100 ans. Elle se fout du mémo. Nous avons chanté Qu’est-ce que ça peut ben faire. Bien sûr, elle a connu Ferland en personne ; elle l’a interviewé. Il buvait du gin en entrevue à 10 h le matin. L’époque a bien changé.
« Wooooo. Pousse pas trop fort. J’ai pas envie de mourir avant d’être mort. »
Et ça, c’est vrai à tout âge et à toute époque.
Écouté la chanson Mamà de Mêmeil ici : spoti.fi/3lVkiPd. Imaginez dans un taxi, la nuit.
Dévoré le livre Femmes à haut potentiel intellectuel et sensible de Fanny Marais. J’y ai reconnu plusieurs amies (et Colette), probablement bien des guerrières sensibles qui carburent à la liberté, à l’hyperconscience, à l’intensité, une sensorialité développée, et se font reprocher d’être des cassandres ou des rabat-joie. Ces femmes sentinelles sont en état permanent d’hypervigilance pour elles et les autres. Leur franc-parler peut déranger. Elles se sentent souvent en dehors du groupe et cultivent une conscience du temps hors norme. Je me suis retrouvée dans ce bouquin, même si le titre peut sembler flatter une quelconque vanité. L’hypersensibilité n’est pas un choix, la lucidité non plus, cette blessure la plus proche du soleil (René Char). Un livre qui aide ces femmes à s’adapter à soi et aux autres.
« Vivre différemment peut entraîner un sentiment de décalage. Mais il ne sera jamais pire que de vivre une vie qui ne nous ressemble pas. »
Aimé la poésie de Catherine Paquet dans Madame full of shit. C’est cash. Si vous n’aimez pas ce dernier mot très utilisé par les Français, ne lisez pas Madame. Vous n’allez pas apprécier du tout sa langue très millénariale branchée sur le 220 du Zeitgeist. Par contre, pour initier des ados à la poésie, c’est parfait.
« me suis enfargée dans son edge
un peu comme on fesse un mur
ou le rock bottom
mais chui pas tombée
ou peut-être un peu
d’une certaine manière
j’ai kické son edge avec mon drama ».
Découvert cette reprise de la chanson de Ferland par Éric Lapointe, Qu’est-ce que ça peut ben faire. Ferland apparaît dans le clip à plusieurs reprises. Un classique.
Visionné en boucle, ces deux danseurs, Jakub Jakoubek Emeline Rochefeuille, sur du West Coast swing fusion. Quatre minutes de pur bonheur d’une grande sensualité et l’ivresse de la jeunesse en prime. Cadeau. Si c’était à refaire, j’aurais dansé ma vie. bit.ly/42KGAE5