Bethune héroïque

Le médecin canadien Norman Bethune (1890-1939) était un héros dérangeant. Sauvé d’une pleurésie par ce docteur en 1934, à l’âge de 14 ans, Pierre Vadeboncoeur, presque 60 ans plus tard, en parlait comme d’un « homme brillant, passionné, imaginatif, séduisant ». Des biographies tracent un portrait plus contrasté de l’homme. Bethune, y apprend-on, pouvait être arrogant et égocentrique ; il était porté sur l’alcool et la séduction, de même qu’attiré par le danger et les sensations fortes.

Il est impossible, toutefois, de nier le caractère héroïque de son parcours. En 1936-1937, Bethune s’engage dans les Brigades internationales, en Espagne, pour combattre les troupes fascistes de Franco. Il y dirige une équipe de transfusion sanguine sur le front.

En 1938-1939, en Chine, il rejoint l’armée de Mao qui résiste à l’invasion japonaise. Il y forme des infirmières et des médecins, procède à des transfusions sanguines et opère avec les moyens du bord. On attribue même à son équipe l’exploit d’avoir opéré 115 soldats en 69 heures en avril 1939.

Le 12 novembre de cette même année, il meurt en fonction, après avoir contracté une septicémie lors d’une opération. Sur son lit de mort, il confie ses dernières volontés à un frère d’armes, en lui demandant de dire à tous ses amis qu’il a été très heureux.

L’homme, à l’évidence, est plus grand que nature. En Chine, dès sa mort et jusqu’à aujourd’hui, on lui voue un culte. Mao, qui l’avait rencontré sur le front, fait son éloge dans son Petit livre rouge. Un hôpital du pays porte son nom et un musée lui est consacré. Au Canada et au Québec, pourtant, la reconnaissance tardera à venir. La raison en est simple : Bethune était communiste. Au milieu du siècle passé, une telle prise de position en Amérique du Nord faisait de vous un indésirable.

Dans Revenant de Chine. Norman Bethune en mémoire (PUL, 2023, 218 pages), l’historien Marc St-Pierrese penche justement sur les représentations de l’homme, c’est-à-dire sur les façons de concevoir sa vie et son œuvre. « Le culte des grands hommes, écrit St-Pierre en s’inspirant de l’historien Georges Minois, est avant tout un révélateur social. » Accorder ou refuser notre admiration à un personnage, c’est toujours, pour un individu ou pour une société, se révéler soi-même. En ce sens, étudier l’accueil réservé à la figure de Bethune par les sociétés canadienne, québécoise et chinoise, c’est révéler une facette de l’évolution historique de leur mentalité.

Avant d’aller exercer une médecine de guerre sur les fronts espagnol et chinois, Bethune avait laissé sa marque au pays. Diplômé en médecine de l’Université de Toronto en 1916 après son engagement comme brancardier dans l’armée canadienne lors de la Première Guerre mondiale, Bethune pratique d’abord à Detroit.

En 1926, la tuberculose le frappe. Sa période de convalescence s’accompagne d’une conversion idéologique. Il constate alors que la maladie est souvent liée aux conditions sociales et que le but de la médecine, par conséquent, ne doit pas être l’enrichissement personnel du médecin, mais l’aide offerte à ceux qui sont vraiment dans le besoin.

« Purifions la médecine de la notion de profit individuel, purifions notre profession de la rapacité individualiste », dit-il alors dans une déclaration qui n’a pas pris une ride. Bethune est chirurgien à Montréal de 1928 à 1936. Avec des collègues, il présente un rapport au gouvernement du Québec en 1936, dans lequel il plaide pour une médecine socialisée. Ça ne le rend pas populaire dans la profession médicale.

À sa mort, trois ans plus tard, Bethune est presque considéré comme un traître au Canada et au Québec, où l’anticommunisme bat son plein. Il faut attendre la fin des années 1950, explique St-Pierre, pour assister à une réapparition du personnage dans l’espace public, notamment par l’entremise d’un roman du célèbre écrivain Hugh MacLennan.

En 1958, un accord sur la vente de blé canadien à la Chine fait découvrir aux gens d’ici que Bethune est traité en héros là-bas. Plus encore, la médecine socialisée que défendait ce dernier trente ans plus tôt est devenue un projet désiré. Le méchant médecin communiste, découvre-t-on alors, avait des qualités humanitaires.

Son héroïsation canadienne officielle, note toutefois St-Pierre, relève d’une récupération bassement instrumentale menée par le gouvernement canadien. Pierre Elliott Trudeau, dans les années 1970, veut faire des affaires avec la Chine et met en avant l’admiration du Canada pour Bethune afin de séduire les Chinois. En 2012, dans le même esprit, le ministre conservateur Tony Clement fera l’éloge de Bethune en saluant son « entrepreneurship ». Plutôt gênant.

Vivant, Bethune, véritable héros de la justice sociale et d’une médecine au service de tous, aurait, avec raison, méprisé ces opportunistes.

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