L’enfant-territoire
De tous les rôles que j’ai eu à habiter au cours de mon existence, le plus insaisissable, troublant et surprenant a sans aucun doute été celui de belle-mère. Alors que nous publions cette semaine quelques-uns de vos encore-si-authentiques-récits sur la parentalité, je m’en voudrais de laisser en plan ce côté-là du monde parental. Bien qu’il soit moins au premier plan, il est tenu par tant de femmes et d’hommes qui, encore ici, font souvent ce qu’on appelle « leur possible », quelque part sur l’arrière-scène de la fameuse « coparentalité », et ce, que celle-ci soit accomplie, chaotique ou, pire, inexistante.
Si je suis à même de dénombrer bien des histoires de « méchantes belles-mères ou beaux-pères » presque collés au mythe repris par tous ces contes pour enfants, j’ai aussi dans la mémoire des centaines d’histoires d’enfants qui se logent dans le coeur d’un adulte qui, sans être leur parent, l’investit d’une manière qui s’en rapproche. « Une manière qui s’en rapproche » est peut-être l’expression à retenir, que j’ai apprise moi-même parfois à la dure, au cours des quinze dernières années passées à tisser, à échapper et à recréer timidement des lianes entre mon coeur et celui de trois êtres qui m’ont tant appris sur moi-même.
Si mes propres enfants m’ont révélé la mère que j’étais, les ombres qui me coulaient dans le dos depuis l’enfance et même celle de mes parents, je demeurais dans une histoire relativement connue. Ma relation avec mes beaux-enfants, elle, m’a révélé des aspects de moi dont j’ignorais carrément l’existence, une altérité en moi que j’avais eu tendance à projeter sur l’autre comme nous le faisons souvent avec les aspects qu’on n’arrive pas à reconnaître en nous-mêmes, les beaux comme les laids.
L’impuissance relative, qu’il faut d’emblée accepter quand nous tenons un second rôle dans une histoire commencée bien des années avant notre arrivée, n’a pas toujours fait sortir de moi les plus beaux aspects. Il m’a fallu du temps pour saisir l’exacte posture à adopter lorsqu’il s’agit de ne pas trop chercher à « combler les vides » qui nous apparaissent, tout en offrant une main tendue, une oreille, des mots pour créer du sens, de l’aide aux devoirs, des lifts, des gardes, des plans B, C ou D, sans trop attendre en retour.
J’ai appris auprès d’eux qu’il ne suffisait parfois pas d’aimer, qu’il y avait des limites, des rythmes à honorer lorsqu’on s’installe dans la vie d’enfants qui n’ont rien demandé et qui n’en ont peut-être rien à faire de notre romance, de notre désir d’ajouter des frères, des soeurs, des chiens, des chats, de faire maison autour de ce qui, en eux, reste peut-être longtemps comme un abri de fortune sur les ruines d’une ancienne vie qui, elle, reste la plus belle dans leur souvenir.
L’histoire dans laquelle on « débarque », c’est la leur, pas la nôtre, du moins tant qu’ils ne décideront pas, eux, de nous y donner un rôle. La clinique d’enfance et ma vie de belle-mère m’ont appris combien l’enfant place les personnages dans sa deuxième ou troisième maison, selon ce qu’il est en mesure de prendre comme risque, sans menacer ceux qui jouent les rôles principaux, sans qu’il y ait « douleur ajoutée », culpabilité de trahir, peur de pertes supplémentaires à venir.
Mais plus que tout, j’ai appris qu’un enfant n’est pas un territoire dans lequel on plante un drapeau, une quelconque empreinte qui devrait nous rassurer sur le fait que nous déploierons ici bien plus qu’un camp de fortune, mais une maison, un village, une famille accordéon qui rapetisse et grandit selon les semaines, les souffles, la musique qui nous arrange, nous.
De « famille recomposée », j’ai vu bien des couples-deuxième-vague accepter de passer à « famille rapaillée », puis à « quelque chose d’autre qui ne s’appelle pas vraiment famille ».
L’enfant-territoire est possiblement l’enfant qui m’a le plus touchée, tant dans ma clinique que dans ma vie personnelle. Il y a bien des manières de coloniser un enfant. Les manières modernes sont plus subtiles, impliquant parfois le détournement d’un discours sur la parentalité modèle, au détriment d’une chose, la seule peut-être qu’il faille le plus possible préserver : la souveraineté psychique de l’enfant. C’est elle la plus difficile à cerner, à entendre, sous les symptômes parfois, dans une langue étrangère qu’il faut prendre le temps de décrypter, au-delà de nos propres besoins narcissiques de confirmation, de nos sentiments d’injustice ou de nos lassitudes.
Ma grande chance, tant avec mes beaux-enfants qu’avec ma clinique, c’est le temps qui passe, le temps qui me garde vivante et donc en apprentissage constant face à l’existence.
De jeunes adultes que j’avais reçus alors qu’ils étaient enfants, enfants-territoires pris dans des conflits qui n’en finissaient plus, reviennent parfois me consulter pour raconter désormais, à la lumière de leur parole retrouvée, ce qui se tramait réellement en eux alors que des adultes se disputaient leur monde intérieur.
De jeunes adultes reviennent aussi parfois vivre quelque temps à la maison, me laissant croire qu’il y a des vies après les vies, des liens qui survivent au temps, à la presque mort, aux renaissances offertes par les prises de conscience et les évolutions.
Mon optimisme face aux transformations psychologiques possibles chez les humains me vient en grande partie de ce que ma vie de belle-mère m’aura appris, parce que, de tous les rôles que j’ai joués, je pense que c’est celui qui m’a le plus transformée comme personne, m’amenant à n’habiter que ma juste place, ni plus ni moins, à renoncer parfois à mes bonnes intentions qui, en fait, cachaient aussi mes propres désirs, qui pouvaient ne pas du tout correspondre aux besoins de l’enfant en question.
J’aurais aimé tout comprendre dès le premier jour, quand, alors âgée de 28 ans, je faisais la connaissance d’une petite blonde de quatre ans, d’un petit minou de trois ans et d’un grand garçon de sept ans. Mais ce sont eux qui m’ont tout appris, au fil de mes erreurs, de mes ratés et de mes reprises, au bout de mon coeur qui s’est parfois brisé, sans trop qu’ils le sachent, parce que j’étais en coulisses de leur scène à eux, sur laquelle il se passait suffisamment de choses.
Les enfants ne sont pas des territoires, ce sont eux qui plantent leur drapeau dans nos coeurs, et cette révélation continue de déposer encore en moi ses leçons, après quinze ans.
Psychologue clinicienne, Nathalie Plaat est autrice et enseignante à l’Université de Sherbrooke.
Appel aux récits
Enfants-territoires de jadis (ou de maintenant), beaux-parents avec un ou des enfants dans le coeur, autres qui ont peut-être le coeur plus amoché, racontez-moi votre histoire de coulisses à nplaat@ledevoir.com.