Le nouvel Ancien Testament
Transportons-nous dans les locaux de la Commission de réécriture intersectionnelle des manuscrits et propos offensants et fautifs. La CRIMPOF. Sur le grand tableau recensant les travaux accomplis, on constate que beaucoup de textes pour enfants ont déjà traversé la moulinette à n’offenser personne. Les livres du Dr Seuss, d’Enid Blyton (Le club des cinq) et de Roald Dahl (Charlie et la chocolaterie) sont déjà réglés. Au rayon des adultes, les James Bond ont aussi connu un premier toilettage. Peut-être faudra-t-il y revenir, car dans aucun des 14 ouvrages d’Ian Fleming son héros n’a de partenaire gai, ni même fluide.
L’équipe de zélés censeurs a beaucoup de mérite. L’ampleur de la tâche est telle que d’autres baisseraient les bras. Mais ils sont rappelés à l’importance de leur labeur par cette maxime, mise en évidence sur le mur, du grand auteur anglais George Orwell : « Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres réécrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. » C’est dans son roman phare 1984. Des ignares y voyaient un avertissement contre l’oppression intellectuelle. Les salariés de la CRIMPOF savent qu’il s’agit au contraire d’un énoncé de mission.
L’édifice est vaste comme un salon du livre, avec des sections par région, sujet, âge. La déchiqueteuse est fortement sollicitée au rayon « Allemagne, Deuxième Guerre mondiale ». Les jeunes Allemands se sont dits profondément choqués qu’on leur remette constamment sur le nez l’action des nazis, alors qu’ils n’y sont pour rien. Désormais, fini le chagrin causé par ces rappels traumatisants.
Aujourd’hui s’engage un débat important dans la section consacrée aux textes dits sacrés. Que faut-il faire de la Bible, de la Torah, du Coran ? Trois des ouvrages les plus lus au monde. Davantage que les Harry Potter. C’est dire.
Chacun vient faire rapport au commissaire en chef.
— Ça commence mal, dit l’un. Dieu crée l’homme à son image, puis la femme à partir d’une simple côtelette, pour le désennuyer.
— La femme, un produit dérivé ? Ça n’a pas de sens, opine le commissaire. Il faut réécrire. Et les autres genres, ils arrivent quand ?
— Ça empeste l’hétéronormativité, enchaîne le lecteur chargé du Déluge. Dieu dit à Noé et à sa femme d’embarquer un mâle et une femelle de chaque espèce dans son arche.
— Vous savez quoi faire, dit le commissaire. Mais que se passe-t-il avec ceux restés à terre ?
— Euh, c’est que… Dieu les noie.
— Tous ?
— Oui, tout le reste de la population mondiale. C’est comme qui dirait le plus grand crime contre l’humanité de l’histoire.
— Bon, reprenez-moi tout ça, mon petit. Écrivez que Noé et ses polyamoureux partent en croisière, tout simplement.
— Dans la Torah, dit un autre, il y a ce passage où les deux filles de Lot saoulent leur père et couchent avec lui pour tomber enceintes. Ça ne fait pas un peu culture du viol à l’envers ?
— Oui, et on me signale deux viols dans la Bible. Gommez-moi tout ça. Au moins, avec la libération des esclaves hébreux de l’Égypte, on tient un bon filon, non ?
— Ça commence bien, en effet, répond le responsable, mais une fois qu’ils sont sortis d’Égypte, Dieu les implore de trucider beaucoup de monde : « quiconque ne chercherait pas l’Éternel, le Dieu d’Israël, devait être mis à mort, petit ou grand, homme ou femme ». On est en plein nettoyage ethnique, là !
— Coupez, coupez. De toute façon, c’est trop long.
— Parlant de violence, patron, moi, je suis sur le Coran et j’ai repéré quelques passages assez, disons, tranchants.
— Une dizaine ? Enlevez-les !
— Pas une dizaine, 164.
— Moi, dans la Bible, enchaîne un autre, j’en ai 842 !
— C’est inadmissible, dit le commissaire. Mais pour le Coran, c’est une religion minoritaire. Vous connaissez notre devise. Il ne faut pas seulement accepter la différence, il faut aimer la différence.
— Certes, répond le chargé du texte, mais, dans les pays musulmans, ils sont majoritaires. Alors, ne doivent-ils pas, eux, aimer la différence ?
— Absolument, tranche le commissaire. C’est pourquoi nous avons dépêché des délégations de la CRIMPOF à Kaboul, à Téhéran et à Riyad. D’ailleurs, quelle nouvelle ?
— Ils sont en prison, monsieur le commissaire.
— Pour quel motif ?
— Inimitié envers Dieu.
(Silence gêné)
— Bon, reprend le commissaire en se tournant vers un autre lecteur. Au moins, avec vous, qui travaillez sur le Nouveau Testament, on est dans l’amour du prochain.
— Oui, ça se présente plutôt bien, surtout qu’on peut suggérer que Jésus a le béguin à la fois pour Marie Madeleine et pour Jean. On est dans la fluidité.
— Super, rien à retoucher, donc.
— Il y a quand même le moment où Jésus est très agressif avec des commerçants. Il renverse leurs étals !
— Écrivez qu’il était mécontent et qu’il a poliment laissé une note dans la boîte à suggestions.
— Puis il y a la crucifixion, c’est très gore. Des clous, un glaive, des épines. Ça traumatise beaucoup de monde.
— Vous avez raison. Mais l’intrigue nécessite qu’il soit puni, sinon il n’y a pas de suspense. Que pourrions-nous mettre ?
— J’ai une idée, dit l’un ! Trente jours de travaux communautaires ?
— Parfait, conclut le commissaire. On a bien travaillé.
— J’ai quand même un doute, dit en hésitant un des relecteurs jusqu’ici muet.
— On a laissé des passages offensants, demande le commissaire ?
— Non. Je me demande si on n’est pas en train d’appauvrir de façon irréversible le patrimoine de l’humanité.
— Je suis extrêmement offensé par ce que vous venez de dire, rétorque le chef. Vous êtes superviolent.
Puis :
— Gardes ! Emmenez ce jeune offensant. Et crucifiez-le !
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