Chacun sa montagne
Il n’y a sans doute, au fond, que trois manières de regarder une montagne : comme une chose qu’on peut monter ou encore descendre et, chez les nations panthéistes, comme le lieu de résidence de certains esprits.
Au cours de mon existence, j’ai exercé (ou été initié à) près d’une trentaine de sports, incluant le golf — une erreur de jeunesse —, le handball et le lancer du javelot dans les cours d’éducation physique de l’école secondaire. Mais le ski alpin n’en fait pas partie. Je n’ai jamais, de ma vie, chaussé de bottes de ski rigides. Jamais utilisé de remonte-pente. Le ski alpin n’est pas loin de m’inspirer la même sorte de dédain que le ski aquatique : au-delà de la griserie de la vitesse, voici des activités plus sociales que physiques et nécessitant une assistance mécanique.
J’entends déjà les hauts cris. Mais personne ne me fera admettre qu’un « corps sain dans un esprit sain » peut avoir besoin d’un moteur hors-bord lancé à plein régime pour s’exprimer. Mon contentieux avec le ski alpin plonge, de même, ses racines dans l’écologie, la déforestation des flancs de montagne m’apparaissant incompatible avec la protection du paysage.
L’autoroute des Laurentides a toujours eu, sur l’amant du Nord que je suis, un effet débandant : toutes ces collines exhibant leur tonsure où courent les pylônes des télésièges comme autant de coutures d’une cicatrice ! Avec cette circonstance aggravante aux yeux d’un amoureux déclaré des chalets en bois rond : les pentes de ski attirent les inesthétiques villages de condos comme la charogne attire l’urubu.
En ce lendemain d’équinoxe printanier, sous un ciel gris souris et neigeux, je n’en roulais pas moins entre deux rangées de ces implantations qui me rappellent vaguement les colonies de peuplement hâtivement construites d’une zone occupée, avec quatre gamins à mon bord. Bientôt, l’Orford s’est dressé devant nous. C’était jour de classe de neige pour les sixièmes et mon gars, déjà un fondeur accompli, allait y vivre son baptême de ski de descente.
Après avoir déposé la potée, j’ai filé vers l’ouest jusqu’au début du sentier du Ruisseau-des-Chênes, où j’ai garé l’auto et enfilé bottes de marche et crampons pour m’attaquer à la même montagne, mais par le versant opposé, recouvert de forêts. Annoncée comme difficile, la piste d’un dénivelé de 400 mètres grimpe d’emblée comme dans la face d’un cheval. Au creux du vallon qu’elle longe, ledit ruisseau, de petites chutes en cascatelles, murmurait sous la gangue de glace rebondie qui tamisait la clarté de son eau émeraude à la manière d’un voile de mariée recouvrant la vieille face des rochers.
Je suis un panthéiste laïc qui aime penser que les sommets de ce massif sont hantés par l’esprit du poète Alfred Desrochers, dont le buste tolstoïen sculpté dans le granit appalachien et la rude écorce des grosses pruches m’accompagne tandis que, en sueur malgré le mercure sous zéro, je gère mon souffle dans la montée.
« Et je rêve d’aller comme allaient les ancêtres / J’entends pleurer en moi les grands espaces blancs. »
La neige demeure épaisse alentour. Le sentier bien tapé y découpe un profond sillon qui, dans les à-pics, devient une glissoire le long de laquelle les deux ou trois randonneurs solitaires que je croise, entre la route 112 et les points de vue qui m’attendent sur les crêtes orientées à l’est, jouent du bâton de marche. Je suis le seul à ne pas me balader avec mes deux béquilles à la fine pointe de la technologie, disons des Leki de fabrication allemande à 170 dollars, 330 s’ils sont en carbone. Je me prive consciemment de ces gadgets en songeant que les portageurs de légende de la Haute-Mauricie, les Thomas Lahache et les P’tit-Louis Descôteaux, s’en passaient très bien quand ils s’engageaient sur des « trails » en forme de parcours à obstacles avec 200 kilos de pelleteries ou de farine sur le dos.
J’enregistre, au passage, l’éclat mordoré des feuilles qui ont passé l’hiver à claquer comme de minuscules fanions aux branches des jeunes hêtres ; m’amuse, plus loin, à démêler les sauteries des lièvres à la surface de l’Orford. J’essaie de me souvenir de ne penser à rien, mais j’écris déjà des bouts de cette chronique dans ma tête.
Vient un moment où la montagne fait barrage au distant grondement de l’autoroute et où la seule chose qui reste à entendre, c’est le mugissement du vent.
Assis sur une plaque de neige durcie par le nordet, je mange mon sandwich en contemplant la blancheur du Memphrémagog déferlant du sud et en songeant à ce hameau de pionniers qu’est le Magog de Gursky, le chef-d’oeuvre de 1989. Parce que l’Estrie, c’est aussi le pays de Richler.
Pendant la redescente, emporté par la gravité, j’en galope des grands bouts et passe proche de me déboîter une rotule. Puis, sans témoins, un muet cri de joie aux lèvres, je dévale une côte raide sur les fesses.
Me voici sirotant un chocolat chaud au pied de l’Orford commercial, scrutant les pistes dans l’espoir d’apercevoir fiston. Plissant les yeux dans le timide soleil printanier face au large couloir blanc qui s’étire jusqu’à la cime sur quatre kilomètres et où évoluent des humains pareils à des moucherons, j’avoue être moi-même assez impressionné. Je suis donc tout sauf surpris quand mon fils rouge de plaisir m’annonce qu’il préfère ce sport de glisse au ski de randonnée. « On fait juste descendre… », me lance-t-il avec cet air de compréhension soudaine que devait avoir Newton juste après l’affaire de la pomme.
Et même s’il est tombé plusieurs fois, c’est moi qui boitille… Espèce de vieux con, me dis-je, t’es vraiment mûr pour les bâtons de marche.
Le retour à la maison s’effectue sous la belle neige qui s’est mise à tomber, à plein ciel. Difficile de croire que dans deux semaines, on va parler de baseball.