La France paralysée: circulez, y’a rien à voir!
Cela fera bientôt deux mois que la France est paralysée par des manifestations et des grèves hebdomadaires qui jettent chaque fois près d’un million de personnes dans les rues. Tous les soirs, à Paris, des vandales mettent le feu aux poubelles et cassent des vitrines. Dix pour cent des stations-service de France commencent à manquer d’essence. Depuis deux semaines, la capitale est ensevelie sous des tonnes de déchets. À l’Assemblée nationale, les députés de la gauche radicale (LFI) en appellent à la rue quand ils ne traitent pas les ministres d’assassins. Devant les caméras de télévision, ceux-ci leur répondent parfois par des bras d’honneur. Rejeté par deux Français sur trois, le projet de loi sur les retraites n’a pu être mis aux voix, car il aurait été battu. La première ministre Élisabeth Borne est en sursis depuis qu’une motion de censure est passée à neuf voix d’être votée.
Vous croyez la situation explosive, mais vous vous trompez. Un simple mauvais moment à passer, a déclaré en substance mercredi dernier Emmanuel Macron à deux journalistes ébahis de tant d’aplomb. D’ailleurs, en choisissant d’intervenir à 13 heures, une heure où seuls les retraités et les chômeurs sont devant leur poste, le message était clair : « Circulez, y’a rien à voir ! »
À lire le projet de loi qui a mis le feu aux poudres, on serait presque tenté d’être d’accord avec Emmanuel Macron. Dans un monde où l’âge de départ à la retraite est en moyenne de 65 ans, quelle mouche a donc piqué les Français pour qu’un report de 62 à 64 ans fasse un tel boucan ? On l’aura compris : pas plus que la révolte des Gilets jaunes ne se résumait à une querelle sur les prix de l’essence, la contestation actuelle ne se limite pas à un désaccord sur les retraites. Celle-ci n’est au fond qu’un exutoire des profonds malaises de la société française.
Un malaise à l’égard du travail, d’abord. Car, contrairement aux idées reçues, les Français travaillent plus longtemps que les Allemands et valorisent le travail plus que les autres Européens. C’est peut-être d’ailleurs un de leurs problèmes. Car, depuis l’arrivée de l’euro, l’industrie française a fondu comme neige au soleil, et les emplois spécialisés ont souvent été remplacés par de petits boulots médiocres. Quand ce n’est pas par le chômage. Ce n’est pas un hasard si le seul groupe social qui soutient massivement cette réforme est celui des retraités alors qu’elle est rejetée par 90 % des actifs, qui estiment qu’on ne les respecte pas suffisamment.
Mais le malaise va bien au-delà. Il prend la forme de ce que notre compatriote Mathieu Bock-Côté, qui officie sur CNews et au Figaro, appelle une « crise de régime ». En réalité, depuis l’adoption de justesse du traité de Maastricht en 1992, les Français ont de plus en plus le sentiment d’être exclus des décisions qui les concernent. Pire, ils n’ont plus de levier démocratique sur lequel appuyer lorsqu’ils veulent se faire entendre. À l’époque du septennat présidentiel, encore pouvaient-ils renverser la vapeur en votant aux législatives, qui tenaient lieu de « midterm elections ». Avec le quinquennat, cette possibilité s’est évaporée, puisque les législatives suivent immédiatement les présidentielles.
L’autre levier de la Ve République fut historiquement celui du référendum. Il est aujourd’hui réclamé par l’opposition et tous les syndicats. Mais, depuis qu’en 2005, les Français ont osé rejeter la constitution européenne et qu’en 2016, les Anglais ont voté pour le Brexit, ce recours au peuple est démonisé et qualifié de « populiste ». La preuve, il n’y a pas si longtemps, un affreux démagogue en organisait au moins un tous les deux ans. Il s’appelait le général de Gaulle.
Emmanuel Macron symbolise mieux que tous ses prédécesseurs ce mépris démocratique, puisqu’il a été élu à deux reprises non pas tant sur son programme que sur la peur du Rassemblement national. Mal élu, le président avait d’ailleurs reconnu le soir de son élection que cela lui imposait une certaine humilité. Elle a vite disparu. Quant à cette peur, elle fut largement relayée par les médias, même si dans l’actuel débat sur les retraites, le RN est apparu de l’avis général comme le parti le plus respectueux des institutions. On l’oublie souvent, une démocratie se juge non seulement à ses scrutins, mais aussi à sa capacité de pratiquer l’alternance. Surtout à une époque où « la gauche et la droite ne sont plus que deux détaillants qui se fournissent au même grossiste », disait le grand Philippe Séguin.
Jaurès parlait occitan et de Gaulle vibrait à l’évocation de Jeanne d’Arc. Mitterrand communiait par la littérature avec la France profonde alors que Chirac n’aimait rien plus que flatter le cul des vaches de sa chère Corrèze. À l’opposé, on ne connaît guère à Emmanuel Macron d’autre conviction que l’Europe. Lui qui disait en 2017 « il n’y a pas de culture française, il y a une culture en France ».
N’en déplaise aux technocrates, les « Gaulois réfractaires » sont demeurés une nation. Et une nation politique ! En faisant comme si de rien n’était et en finassant pour faire passer coûte que coûte une loi massivement rejetée par le peuple, Emmanuel Macron ne fait que renforcer ce déni démocratique. Et préparer la prochaine explosion…