La glace et le sang

« L’humanité marche sur une fine couche de glace et cette glace fond vite. » C’est en ces termes que le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a résumé le contenu du plus récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), présenté lundi. Après l’image de la fenêtre qui se referme sur la possibilité de sauver l’humanité, celle de la glace précaire qui nous sépare du naufrage. On ne ménage plus les mots, et pour cause.

Il est intéressant d’observer la progression des avertissements lancés par le GIEC depuis trois décennies. Dans son premier rapport en 1992, le groupe exprimait déjà des inquiétudes par rapport aux émissions de GES. Depuis 2001, on nomme la responsabilité de l’activité humaine dans le réchauffement planétaire. Dès 2007, on a fait des mises en garde contre les coûts et les conséquences futures de l’inaction en matière de réduction des GES. Quant aux six rapports publiés depuis 2018, ils réinventent chaque fois le langage de l’urgence pour mettre en relief l’importance de limiter le réchauffement à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle ; la fenêtre qui se referme, la glace qui cède sous nos pieds.

Certains ont souligné lundi que le nouveau rapport, qui clôt le cycle entamé par le GIEC en 2018, était sans doute le dernier dans lequel on pouvait encore viser sérieusement le cap d’un réchauffement de la température limité à 1,5 °C. Le sous-texte est pourtant assez clair : cet objectif apparaît déjà (tragiquement) comme un vestige d’une autre époque. Il est désormais très probable que le réchauffement de 1,5 °C sera atteint dès 2030 ou 2035.

Ce seuil, faut-il le rappeler, est terrifiant. Ça aussi, les scientifiques du GIEC l’ont déjà dit : au-delà d’un réchauffement de 1,5 °C, les conséquences sur les écosystèmes sont difficiles à prédire, si bien que, désormais, chaque dixième de degré économisé sur le réchauffement du climat compte. Tout cela est dit dans un contexte où la quantité de CO2 dans l’atmosphère bat des records année après année et où les engagements actuellement pris par les États nous acheminent vers un réchauffement de plus de 3,2 °C sur un horizon de quelques décennies.

Malgré cela, le nouveau rapport a été accueilli avec un cérémonial qui trahit une certaine lassitude. Le rapport a bel et bien occupé la une des journaux, fait les manchettes de bulletins de nouvelles, donné lieu à une ribambelle d’éditoriaux, de débats, de chroniques anxieuses (dont celle-ci). Les faits saillants ont été abondamment relayés sur les réseaux sociaux avec de belles infographies. La consternation est bien chorégraphiée, bien huilée — si bien que le rideau se referme aussitôt que le cycle médiatique se conclut. On se couche satisfait d’avoir relayé de la belle information scientifiquement exacte.

Tout le monde le sait, on le dit et on le redit, mais ce spectacle est chaque fois fascinant. On nous annonce littéralement la faillite imminente de l’humanité ; dans ces termes, avec des données à l’appui, dans un avenir aussi proche, tangible et palpable que la fin des études secondaires de vos enfants, de vos propres études ou de votre retraite, et cela suscite au mieux une vague consternation.

Il est aussi curieux de voir combien il est de plus en plus normal d’avoir intégré l’idée que les choses ne se dérouleront pas pour le mieux. C’est la prémisse implicite de trop nombreuses conversations tournées vers le futur : celles et ceux à qui il reste encore trois, quatre, cinq décennies, voire toute une vie à vivre, connaîtront un monde dramatiquement plus instable et plus violent, où la rareté sera palliée par un tri implacable et arbitraire entre les vies qu’on voudra sauver et les vies qu’on sacrifiera.

Pour les citoyens du Nord, il est vrai que la question n’est pas tellement de savoir si nous allons survivre à la catastrophe climatique, mais bien de savoir quelle quantité de sang nous sommes prêts à avoir sur les mains pour préserver notre sécurité et répondre aux besoins des collectivités (lesquelles seront définies de manière toujours plus étroite).

C’est l’autre discours contenu dans le rapport de lundi : le corollaire de l’effondrement des écosystèmes et de la destruction des milieux de vie est la condamnation d’une large proportion de l’humanité. Précisément la proportion de l’humanité qui ne dispose pas des leviers pour renverser la vapeur.

À l’échelle de la planète, quatre humains sur dix se trouvent déjà dans une situation de grande vulnérabilité climatique. Le GIEC insiste d’ailleurs sur l’importance de placer la justice sociale au coeur des politiques de résilience et d’adaptation climatique. Se doter de programmes sociaux forts, favoriser les mécanismes de redistribution, être attentifs à l’impact différencié de la crise climatique sur les personnes et les populations marginalisées : un monde plus résilient est un monde où la satisfaction des besoins de base est davantage socialisée. Il n’y a pas d’avenir viable sans une solidarité forte et institutionnalisée.

Les décideurs sauront-ils l’entendre ? Chez nous, rien n’est moins sûr. Entre les louvoiements d’un Steven Guilbeault incapable de nommer l’éléphant pétrolier dans la pièce et les baisses d’impôt triomphantes d’un François Legault, tout indique même le contraire. La question demeure donc : quelle quantité de sang sommes-nous prêts à avoir sur les mains pour préserver notre mode de vie ? Qu’est-ce que cela dit de nous ?

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