Faire peur aux riches

C’est le journaliste Jean-Claude Guillebaud qui raconte l’anecdote dans son essai La trahison des Lumières (Seuil, 1995). Au lendemain de la chute du mur de Berlin en 1989, le poète Claude Roy (1915-1997), qui avait été près des mouvements d’extrême droite dans sa jeunesse avant de rejoindre les communistes dans les rangs de la Résistance, se fera poser cette brûlante question par un de ses amis : « Mais qui fera peur aux riches, maintenant ? »

Le christianisme, avec sa figure du mauvais riche, donnait mauvaise conscience aux nantis. « Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent », dit clairement Jésus dans l’Évangile de Luc, instaurant ainsi une longue tradition chrétienne de critiques des fortunes abusives.

Dans ses sermons, le jésuite Louis Bourdaloue (1632-1704) n’y va pas de main morte en ce sens. Malheur à vous, les riches, écrit-il, « parce que vouloir toujours s’étendre et ne nuire à personne, ce sont communément dans la pratique deux volontés contradictoires ».

Dans le même esprit, le bouillant Léon Bloy (1846-1917) se faisait radical. « Tous les sophismes des démons, clamait-il dans Le sang du pauvre en 1909, ne changeront rien à ce mystère que la joie du riche a pour substance la douleur du pauvre. Quand on ne comprend pas cela, on est un sot pour le temps et pour l’éternité. »

Le marxisme voudra, quant à lui, dépasser la dénonciation morale du scandale de la richesse en concevant un moyen politique et économique d’y mettre fin. Les systèmes qui s’en sont inspirés ont certes débouché sur des catastrophes humaines, mais il n’est pas déraisonnable de postuler que leur existence a, sur le versant positif, incité les capitalistes du monde entier à faire preuve de retenue de peur de passer dans le tordeur.

Or, le christianisme et le communisme, aujourd’hui, par leur propre faute à bien des égards, sont tombés dans le discrédit et ne font plus trembler grand monde, surtout pas les riches, qui s’en donnent à coeur joie en l’absence de tout opposant moral ou politique sérieux.

Dans La société de provocation (Lux, 2023, 240 pages), un vigoureux pamphlet contre l’arrogance des ultrariches, la sociologue Dahlia Namian, manifestement campée à gauche, s’inscrit dans la belle et grande tradition des contempteurs de l’injustice économique. Elle redit le scandale d’un monde dans lequel certains se vautrent dans une abondance ostentatoire pendant que d’autres meurent de faim, tout en admirant ceux qui les réduisent à l’indigence.

« Nous vivons, écrit Namian, dans une bien curieuse société où les maîtres s’autorisent toutes les provocations, confiants que celles-ci ne pousseront jamais leurs serviteurs à la révolte. On peut ainsi cumuler des fortunes et des palais, puis se faire applaudir pour son esprit philanthropique. »

Les ultrariches, illustre la sociologue, détruisent le monde et le tissu social, en laissant la terre brûlée derrière eux. Ici, pendant que « le premier 1 % des familles canadiennes les plus fortunées possède près du quart de toute la richesse au pays », on laisse les services publics, notamment les hôpitaux, se détériorer et 7 millions de personnes avoir faim.

Les géants alimentaires canadiens, qui engrangent des profits records, protègent leur réputation en donnant un peu aux banques alimentaires, mais s’opposent, en coulisses, à l’augmentation du salaire minimum. « Plus les inégalités se creusent dans une société, note Namian, plus le nombre de fondations charitables s’y multiplie. »

Sur le plan environnemental, le portrait est accablant pour les crésus de ce monde. Dans La Presse du 27 février 2023, Francis Vailles rapporte qu’en 2019, « les ménages américains appartenant au 0,1 % le plus riche émettaient 955 tonnes de GES par année, soit 23 fois plus que le ménage moyen et 57 fois plus que ceux appartenant aux 10 % les moins nantis », que tout le monde regarde pourtant de haut. De 1996 à 2019, continue Vailles, les émissions de GES ont baissé de 16 % pour le ménage américain moyen, mais celles du 1 % le plus riche ont augmenté de 23 %.

Et comme ça commence à chauffer partout, poursuit Namian, ces richards inconscients, quand ils ne rêvent pas de se réfugier dans l’espace comme Elon Musk ou Jeff Bezos, s’achètent des îles privées préservées, où ils se rendent avec leur yacht hyperpolluant, pour y faire pousser des légumes biologiques en exploitant des employés non syndiqués, comme chez Amazon.

Emprunté à l’écrivain Romain Gary, le concept de « société de provocation » désigne un ordre social qui glorifie le mode de vie obscène et toxique des riches au mépris de la misère et du ressentiment qu’il engendre chez les autres. C’est, par exemple, Dubaï, dans un monde où 800 millions de personnes ne mangent pas à leur faim. Nous y sommes, et c’est intolérable. Qui leur fera peur ?

Chroniqueur (Présence Info, Jeu), essayiste et poète, Louis Cornellier enseigne la littérature au collégial.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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