La fête de famille

Le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, a paru surpris et sincèrement désolé quand la collègue Anne-Marie Dussault, de l’émission 24/60, lui a appris qu’au Nouveau-Brunswick, on avait perçu la publicité sur le faucon chill comme une condamnation du chiac acadien, qui mélange le français et l’anglais.

M. Roberge s’est bien défendu d’avoir eu une telle pensée, mais ce malentendu n’en traduit pas moins le malaise qui entoure parfois la relation entre le Québec et les francophones du reste du pays, dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement.

On célébrera mercredi la première Journée québécoise de la francophonie canadienne, comme si on sentait le besoin de réaffirmer que la famille demeure unie. Si le Québec estime toujours avoir l’obligation d’appuyer les communautés francophones et acadienne dans leur lutte pour la défense de leurs droits, il faut reconnaître qu’il y a eu éloignement.

Sous le titre Pour une francophonie forte, unie et engagée, le gouvernement Legault a publié l’an dernier sa politique en matière de francophonie canadienne, qui reprenait pour l’essentiel celle des gouvernements libéraux précédents, dans laquelle le Québec était présenté comme « le foyer principal de la francophonie au Canada ».

Cette façon de voir les choses correspond indéniablement à une réalité historique, mais le Québec se voit ainsi investi d’une sorte de responsabilité envers les communautés hors Québec, alors qu’il n’a aucune prise sur les facteurs qui conditionnent leur existence : l’accès à des services en français, la langue de travail, l’immigration, etc. La valorisation de la langue et de la culture a ses limites.

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Les Québécois auraient certainement intérêt à s’inspirer de la pugnacité des francophones hors Québec, qui ont dû apprendre à composer avec des gouvernements indifférents à leur sort, quand ils ne leur étaient pas franchement hostiles. Du règlement 17 en Ontario (1912) aux politiques francophobes de Blaine Higgs au Nouveau-Brunswick, la continuité est remarquable.

On peut déplorer que la loi 96 n’aille pas suffisamment loin, mais il s’est développé au Québec une tendance à s’en remettre entièrement au gouvernement pour assurer la protection du français, comme si ce n’était pas l’affaire de tous. Ailleurs au pays, il faut se battre pour une garderie, une école, un hôpital.

Pendant longtemps, le combat a pu sembler être le même pour tous les francophones d’un océan à l’autre. Ce n’est plus le cas. Au Québec, il s’agit de faire en sorte que le français soit la langue commune, dont la maîtrise serait essentielle à la vie en société. Dans le reste du Canada, personne ne s’attend à avoir accès à tous les services en français partout. Sans parler de travailler en français.

Ces destinées divergentes ont provoqué un conflit en 1989, quand le gouvernement Bourassa s’est opposé aux revendications des Franco-Albertains, qui réclamaient le droit de gérer eux-mêmes leurs écoles, craignant de créer un précédent que la communauté anglo-québécoise aurait pu invoquer. Ils ont finalement eu gain de cause, mais quelque chose s’est brisé.

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Les francophones hors Québec peuvent difficilement échapper à la dure loi du nombre. Pour la première fois depuis qu’il a été fixé, en 2003, on a atteint l’objectif de 4,4 % d’immigrants francophones dans l’ensemble du Canada hors Québec, mais rien n’assure qu’il le sera au cours des prochaines années.

La Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA) estime qu’il faudrait plutôt attendre le chiffre de 12 % dès 2024 et de 20 % en 2036 pour que la population francophone retrouve son niveau de 2001. Cela semble bien optimiste, surtout si le Canada décide de souscrire à « l’initiative du siècle », qui vise à atteindre 100 millions d’habitants en 2100.

Entre-temps, la diminution du poids démographique du Québec au sein de la fédération canadienne s’accélère, et il pourrait bientôt tenter d’attirer chez lui les immigrants dont les communautés francophones ont cruellement besoin. Malgré la grande sympathie que suscite leur combat, il ne peut pas lier son avenir au leur.

Le Canada anglais a toujours laissé planer la menace de représailles s’il jugeait excessives les politiques de protection du français adoptées par le Québec. Encore récemment, le ministre des Relations Couronne-Autochtones, Marc Miller, déclarait que son insistance à réclamer l’application des dispositions de la loi 101 aux entreprises de compétence fédérale pourrait amener les autres provinces à imposer l’exclusivité de l’anglais.

En 1995, on avait clairement laissé entendre que la sécession du Québec aurait des conséquences catastrophiques pour les francophones hors Québec, qui s’étaient trouvés pris en otage. Après avoir choisi de demeurer au sein du Canada, devrions-nous encore tempérer notre désir de vivre en français pour ne pas leur attirer des ennuis ?

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