Nos entrées chez Clémence

Difficile de ne pas aimer Clémence DesRochers, figure intemporelle qui sut rouler sous son prénom en membre de la famille. De jeunes humoristes féminines la prennent pour modèle. N’avait-elle pas défriché la voie comique au Québec à l’heure où ces dames suffoquaient sous les carcans ? Sa fragilité mêlée de dérision nous touche. On sent ses failles, on les partage, on les comprend. Sa petite musique se répercute en résonance intérieure. Si frêle et si forte, l’artiste multiforme qui a toujours foncé. Mais comment être la fille du poète Alfred DesRochers sans porter en soi des déchirures profondes ? Les clowns mélancoliques au féminin sont une espèce encore rare — qui ose tant que ça la nuance sur scène pour dérider les foules ? Son profil attachant, ses chansons et ses performances se marient au parcours de notre société.

Alors, en lisant la biographie du chroniqueur Mario Girard, Clémence, encore une fois, j’ai plongé dans sa psyché autant que dans l’aventure du Québec, pré, post et durant la bouillonnante Révolution tranquille. Ce beau volume, publié aux Éditions La Presse, se double d’un album de photos, de lettres manuscrites, de dessins de l’artiste, de coupures de journaux. À travers la remontée de sa carrière défile le passage du temps, les années Clémence qu’on a connues, celles qui nous précédaient, entortillées dans le fil de sa vie. Elle était si comique au cinéma en 2003 en espionne malicieuse dans La grande séduction de Jean-François Pouliot, qui lui valut un prix Jutra. Chaque époque nous renvoie son visage.

La chanteuse de La vie d’factrie est engagée socialement sans l’avoir cherché, juste en décrivant les humains autour d’elle, à l’usine autant qu’au foyer. C’est avec la même fougue qu’elle chantera en 1989 la ménopause dans son spectacle J’ai show !, histoire d’aider les femmes à briser un tabou. Clémence DesRochers impose ses amours avec sa compagne sans choquer la galerie, marchant simplement hors des clous. Son propre style, elle l’a toujours conservé. Ça impose le respect.

J’aime quand elle écrit dans son poème La naissance : « Je suis un accident de parcours, née d’un père déçu et d’une mère fatiguée. » Le berceau des êtres les marque. Son instinct de survie fut son aiguillon.

Fascinante enfance à Sherbrooke ! Son poète de père trônant parmi les livres entraîne ses rejetons au royaume de la fantaisie tout en se noyant dans la bouteille, sans la reconnaissance dont cet autodidacte érudit rêvait pour son oeuvre. Alors l’argent manque forcément. Sa mère garde le navire à flot. Clémence crée ses jouets et ses jeux. L’imagination est son mentor. Mais les enfants sensibles élevés sans entraves dépérissent à l’école. La petite fille voudrait scier sa chaise de bois. En témoigne son hilarant monologue Fra gio gio Fragetti sur mademoiselle Bourbonnais, souffre-douleur d’une soeur enseignante ; vraie pièce d’anthologie.

Ses débuts d’institutrice l’ennuient. Alors c’est l’école de théâtre, où le bouillonnant Paul Buissonneau croit en elle, l’engage dans sa troupe La roulotte… La télé de Radio-Canada démarre encore en 1957. Entre les mains de cette débutante, les rôles dans La famille Plouffe et La boîte à surprises tombent tous chauds. Puis le roi du music-hall Jacques Normand la recrute au Cabaret Saint-Germain-des-Prés. C’est avant qu’elle ne fonde le groupe Les Bozos avec André Gagnon, Claude Léveillée, Jean-Pierre Ferland, Jacques Blanchet, Raymond Lévesque et Hervé Brousseau. Avant qu’elle n’ouvre ses propres boîtes qui marchent puis ferment. Alors, cette dynamo rayonne ailleurs, joue ici et là, endisque, se relance sur scène, puis devient malgré elle une figure tutélaire couverte d’hommages.

Entre les lignes surgissent des fragments de cette femme-là. Car des Clémence, il y en des vertes, des mûres et des pas mûres : l’hyperactive, la dépressive, la courageuse, la touche-à-tout, celle qui monta la revue musicale féministe Les Girls aux côtés entre autres de Diane Dufresne et de Louise Latraverse. Sans oublier la femme qui chantait après un chagrin d’amour : « Quand je veux noyer mon chagrin / Je vais me perdre chez Eaton / On voit jamais pleurer personne / Sur le comptoir des magasins ».

Clémence déchaînait les rires même quand elle invitait son auditoire à pleurer. Son aura de comique faisait de l’ombre à sa veine tendre ou inquiète. Désormais, les perspectives seraient inversées. La roue tourne, la planète change. À Mario Girard, elle confie ses angoisses devant les tragédies de la COVID, de la guerre en Ukraine. Oui, son ton serait différent si elle reprenait la plume : « Je pense qu’instinctivement, j’écrirais des choses plus graves. Je mettrais plus de poésie. Faire de l’humour dans un monde inquiet, c’est difficile », assure-t-elle. On entre à l’unisson de Clémence. Vrai qu’il n’y a pas de quoi rire si fort aujourd’hui.

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